Oui, une utopie, au sens politique du mot : non pas vague rêve paradisiaque, mais projet de société dont l’organisation globale et le principe moteur doivent être soigneusement accordés. Dans ce fameux projet que nous nommons en effet « société de décroissance », quelle qu’en soit la forme singulière, la frugalité me paraît à la fois condition du bonheur et principe de fonctionnement. Comment comprendre cela ?
L’élément clef de toute « utopie »
L’utopie, on s’en souvient, est d’abord un genre littéraire qui permet à son auteur, de façon plus ou moins « gratuite », d’élaborer une cité idéale et d’imaginer la façon dont on peut y vivre. Lorsqu’il y a accord entre les principes de base et l’organisation politique d’ensemble, on obtient une « bonne utopie », quasi viable : c’est le cas de l’Utopia de Thomas More, qui a marqué de son empreinte tous les penseurs politiques. En revanche, le reproche que l’on fait aux « mauvaises » utopies, c’est de concevoir la « cité idéale » en se contentant d’additionner des mesures ponctuelles (souvent en inversant les réalités socio-politiques établies), mais sans parvenir à les faire fonctionner en un système cohérent, sans mettre en rapport les éléments particuliers et le « tout » qui les coordonne. La cité idéale est alors une cité morte, car rien de vivant, rien d’organique ne peut persister dans l’être sans se faire système (à commencer par « l’écosystème »), ce dont il faut se souvenir aussi bien lorsqu’on dénonce une réalité globale existante que lorsqu’on veut en construire ou en promouvoir une nouvelle [1].
En ce qui concerne l’organisation de la Cité (le politique), cet accord entre chacun des éléments et la totalité du système s’applique notamment à la relation qui se tisse entre la nature de la société et le type d’individus qui y « vivent », les deux termes de l’ensemble se façonnant l’un par l’autre. En d’autres termes, comme l’estimait Platon, aucun régime politique ne peut être examiné sans qu’on envisage simultanément le type d’homme qui « va avec », c’est-à-dire l’idée de l’homme qu’il implique et qu’il produit. Par exemple, de même qu’on voit mal comment une « société de consommation » pourrait persister dans son être en étant composée de citoyens aux mœurs ascétiques menant une vie monacale, de même on ne saurait imaginer une société de décroissance fonctionnant avec des individus qui, jusque dans la profondeur réflexe de leurs pulsions spontanées, resteraient façonnés par l’imaginaire et par le « mode de vie » de la « société de consommation ». La fameuse « décolonisation de l’imaginaire » dont parle notre ami Serge Latouche implique donc une éducation à la frugalité… dès le plus jeune âge [2], et pas simplement quelques lois domptant le flot d’images publicitaires.
Avant d’élaborer une politique de décroissance quelle qu’elle soit, il faut donc profondément mettre en question le mode de vie, le « sens » de la vie, le modèle même de cet homme dit « postmoderne », qui font partie de l’imaginaire dominant (qui est aussi celui des politiciens « de gauche »), et s’interroger sur le nouvel humanisme permettant aux cités à venir d’être « décroissantes ». Qu’une société de décroissance s’impose pour assurer la survie de l’humanité en tant qu’espèce ne saurait être un objectif politiquement suffisant : c’est tout l’homme, dans toutes ses dimensions, avec son intériorité, avec sa dimension spirituelle (et quelque part son désir d’immortalité) qui doit pouvoir s’épanouir (non sans ascèse [3]) dans un monde sauvé de la catastrophe. Puisqu’il n’est pas de politique de décroissance sans une éthique du partage, de la justice, de la fraternité, le seul modèle d’homme susceptible de faire fonctionner un tel système me paraît l’homme frugal, celui qui n’attend de la consommation que l’aisance minimale lui permettant de vivre ailleurs qu’au pur niveau de la consommation. Et dans cette perspective, le seul bonheur qui mérite d’être recherché est un bonheur partagé.
Consommation triste
Si la société de consommation, intrinsèquement liée à l’idéologie de la « croissance » (économique), nous offre dans sa vitrine publicitaire un modèle de bonheur auquel, pour notre plus grande joie, nous devrions tous nous conformer, il est facile d’observer que ce modèle présente un certain nombre de traits [4] dont l’effet est de produire à grande échelle le contraire de ce qu’il promet : c’est-à-dire un véritable malheur conforme que masque un hédonisme de pacotille. La consommation prise pour sa propre fin est à la fois immorale et triste. De sorte que l’inéluctabilité de la décroissance, indépendamment de sa nécessité objective, a l’avantage de nous renvoyer aux impératifs éthiques fondamentaux en même temps qu’à une réflexion sur le bonheur humain (que l’ordre « politique » a justement pour mission de permettre).
Faut-il reprendre ici le tableau de l’oppression de l’abondance, finalité de l’économie de marché, véritable fléau de l’homme moderne (occidental), que l’on regarde du côté des nécessités de la production (exploitation aussi bien que chômage/compétitivité acharnée/pillage et marchandisation de toutes choses et de tout être) ou du côté des impératifs consuméristes (boulimies de tous ordres, du matériel au symbolique ; aliénation à l’immédiateté et au bougisme ; fatuité des nantis et misère des frustrés ; mimétisme généralisé qui n’exclut pas une autre face de la compétitivité régnante, celle de l’exhibition de soi à travers des signes identitaires consuméristes). La personne humaine ne peut être libre (et donc capable de bonheur) qu’en fuyant un tel système. Et elle ne peut penser un autre système qu’en faisant primer l’éthique sur le politique.
Le plus tragiquement comique, dans ce tableau dont nous sommes les acteurs autant que les victimes, c’est que son idéologie globale (qui suinte sans fin du discours médiatique) nous fait croire que la « Croissance » est notre croissance. Nous nous persuadons que notre mode de vie découle de l’évolution naturelle des choses, et que la logique mortifère de la consommation est la voie même de notre épanouissement. Nous nous mettons à intérioriser le développement de notre propre être sur le modèle (miniaturisé) de cette croissance invoquée soir et matin, de sorte que le mot « décroissance » fait peur comme la mort même. Celà confirme d’ailleurs que tout le discours de la croissance est à sa manière une conjuration de ce destin mortel que l’homme de notre temps ne sait plus regarder en face. Conjuration bien dérisoire, qui ne change rien à une société avide d’antidépresseurs, en dépit des sempiternelles « relances du désir » des publicitaires et autres bonimenteurs médiatiques.
Ainsi, l’on ne saurait trop le répéter : quand bien même les ressources naturelles de notre globe seraient illimitées, quand bien même pour son bon plaisir chacun d’entre nous disposerait de quinze planètes chaque année, la société de consommation n’en demeurerait pas moins pour ses membres fondamentalement déshumanisante et condamnable, source de frustrations, d’étouffement et de non-sens. Et ceci, simplement parce qu’elle est une société unidimensionnelle, dans laquelle l’individu croule sous le poids de ses multiples obésités. Il faut donc bien s’en convaincre : la révélation soudaine des limites de la planète Terre, qu’il s’agisse des énergies fossiles ou des ressources minières, est une très bonne nouvelle, puisqu’elle nous oblige désormais à changer de voie pour retrouver de la Vie.
La voie royale de la frugalité, condition du bonheur collectif
Par opposition à cette société unidimensionnelle, c’est donc un mode de vie radicalement différent qu’il faut politiquement imaginer, ou redécouvrir (car on ne construit rien à partir de rien, et on ne doit pas hésiter à s’inspirer de modèles anciens s’il le faut), que je me suis permis de nommer « société de frugalité [5] ». Ce mot de frugalité fait peur : notre imaginaire est à ce point colonisé que nous l’associons spontanément au mot « pénurie ». Or, la frugalité n’est ni la frustration ni la misère : elle suppose même une certaine aisance économique, laquelle est essentiellement à rechercher comme condition d’autre chose, l’existence pleine et entière… pour chacun et pour tous. Condition d’autre chose, en ce qu’elle donne le moyen de vivre d’autres dimensions, de n’être plus rivé à l’obsession de l’économique en soi. Et je dis pour tous – tous les êtres humains – car il n’est pas question que mon aisance soit fondée (directement ou indirectement) sur la spoliation de ce à quoi mes semblables ont autant droit que moi.
Et justement, l’un des premiers bonheurs de la vie frugale, c’est de sentir que les saines réjouissances de mon existence quotidienne ne se paient pas de la souffrance et de l’exploitation de mes semblables, non plus que du pillage des ressources planétaires [6].
Ce bonheur lucide est indissociable du dé-conditionnement de notre imaginaire. Se sentir libéré de tant de faux besoins, voilà de quoi réjouir le cœur de l’homme frugal ! Le voici dispensé des impératifs du rendement qui lui mangent son temps identifié à l’argent : il retrouve le temps de vivre, le choix du temps contre l’emploi du temps (imposé par l’imaginaire utilitariste). Il opère dans son existence la grande revanche du qualitatif sur le quantitatif. Moins de consommations (plurielles), davantage de contemplation (poétique ?). Moins de contacts (sociaux), davantage de relations (personnelles). Moins de biens, plus de liens, comme on l’a dit.
La frugalité personnelle et collective, c’est aussi la revanche du Sens sur la Croissance. L’image d’un bonheur lié à une croissance matérielle indéfinie, et qui « croîtrait » avec elle (quelle belle parade contre la Mort !), image démentie chaque jour par les aléas de la vie et la certitude de notre mortalité, fait place à la question du Sens. C’est-à-dire, si l’on veut, à la méditation d’Hamlet : être ou ne pas être, quel est donc le Sens ? Cette méditation est-elle sereine ou tragique ? Là n’est pas la question ! Ce qui importe, c’est que chaque citoyen ait l’honneur de réfléchir à son sens et à celui de sa communauté, sans être « diverti » par le discours ambiant ou aliéné à des leurres collectifs.
Disant cela, je postule naturellement que c’est le « sens » qui fait l’authenticité de ce que l’on vit, et non la somme de bonheurs consuméristes aussi sains qu’ils puissent être pris en tant que tels. Je postule même que cette authenticité est alors « bonheur », autant qu’elle peut l’être, y compris dans ce qu’il y a de pénible dans l’existence. La joie du « sacrifice » (je parle de l’abnégation du militant) vient du sens de ce qu’il fait, au service de sa cause. La « joie » du travail est de préparer le bonheur convivial de la récolte. Si le vin réjouit le cœur de l’homme, c’est aussi en raison des soins exigés par la vigne et du labeur nécessité par les vendanges. Reconnaître l’inévitabilité de la peine n’est pas tomber dans le masochisme, n’en déplaise à l’hédonisme médiatique [7]. Nous ne sommes que trop invités à « vivre » du « festif » en soi, dé-contexté de l’engagement individuel et collectif des hommes, de l’œuvre ou de la lutte humaine, ce qui nous conduit à quêter des illusions de plaisir sur fond d’existences déprimées, depuis les commémorations creuses ou les pseudo-événements nécessaires à notre bougisme, jusqu’à ces braderies ou brocantes rituelles qui confondent joie conviviale et euphorie des soldes.
La frugalité même au cœur de la soif d’agir
Il serait peu conforme à l’idéal d’une société de frugalité que de vouloir travailler à son avènement avec cette sorte d’impatience passionnelle qui caractérise l’ambition politicienne. Il serait suicidaire, au nom d’une « société de frugalité » qui reste à penser et à préparer en profondeur, de vouloir agir tout de suite, dans le champ perverti de la politique telle qu’elle se fait, au sein d’une démocratie formelle dont la logique « libérale » n’est plus « Liberté, Égalité, Fraternité », mais leur contraire : Asservissement, Inégalité, Individualisme [8]. Dans l’actuelle course présidentielle, il serait par exemple aussi comique de lancer la « décroissance » comme une fusée ou un « obus » que de faire concourir une paire de bœufs dans un circuit de Formule 1.
L’homme frugal compte avec le temps, y compris pour « hâter » la venue d’une société qui, justement, a pour objet de redécouvrir une saine conception du temps. De ce point de vue, il ne se précipite pas dans l’actuel champ politique officiel : il est trop tôt. Il lui est beaucoup plus profitable de réfléchir sur le passé qui n’est pas dépassé, sur ce que peuvent nous apporter les anciennes sociétés qui n’étaient pas des « sociétés de croissance ». Entériner l’enclavement de la politique dans « l’à-court-termisme » (qu’implique la volonté d’action immédiate) me semble trahir l’essence du politique, qui ordonne dans le temps la marche de la Cité, c’est-à-dire en tenant toujours compte de cet ensemble passé-présent-avenir dans lequel doit s’inscrire toute décision collective [9].
Le type même d’engagement qui est le nôtre doit ainsi être accordé au projet de société qui nous anime, en fuyant ce culte de l’immédiateté – publicitaire, médiatique, « politique » – caractéristique d’un homme moderne aliéné à l’instant, qui veut toujours arriver avant même d’être parti, qui ne sait plus durer (et endurer), qui ne sait plus la patience du chemin, qui ne sait plus « donner du temps au temps », qui ne veut plus savoir qu’un champ ne se laboure que sillon après sillon (et tant pis pour la métaphore rurale !).
Or, en politique comme ailleurs, on ne commande au Temps qu’en lui obéissant.