Points de vue sur la "crise"

Quelle crise ?

mercredi 26 novembre 2008, par Jean-Claude BESSON-GIRARD

Article publié originalement dans Politis le jeudi 30 octobre 2008, que nous reproduisons ici avec leur aimable autorisation

La crise actuelle n’est pas une crise financière, économique, écologique, esthétique, éthique, politique, sociale ou culturelle. Elle est tout cela à la fois et simultanément. C’est en quoi elle est totalement inédite. C’est une crise anthropologique. Pour le comprendre il nous faut remettre en question toutes nos croyances. Tant que nous n’en serons pas intimement et collectivement convaincus, rien ne résoudra « La Crise ».

De nos jours, on oublie si vite la souveraineté du langage. Certes, le crédit que le poète accorde à la parole n’est pas l’aptitude la mieux partagée au monde. Et pourtant, à constater comment, en ce moment même, économistes et politiques, toutes tendances confondues et en épuisant les ressources du cynisme et de l’hypocrisie, triturent les mots et les expressions pour tenter de les ajuster à la situation réelle en feignant d’en maîtriser le désastre, offre la démonstration qu’en fin de tout compte le verbe a plus de pouvoir que l’argent lui-même. « Rétablir la confiance », titraient les journaux. C’est la reconnaissance même de la prééminence du langage pour tenter d’influer sur la réalité. En effet, nommer au plus juste est la condition sine qua non pour avoir accès au réel en se donnant les moyens de le transformer. Renoncer à nommer, c’est entrer en guerre. Mais je crains, qu’en la circonstance, nous ne soyons encore bien loin des mots justes et éclairants.

Alors, pour nommer la crise, chacun y va de son vocabulaire à fragmentations. Comme chez Molière, les médicastres abondent, mais le malade n’est pas imaginaire, ce sont ces derniers qui demeurent prisonniers du leur. On se souvient de l’ère inaugurée par Roland Reagan en 1981, selon lequel « L’État n’est pas la solution. Il est le problème. ». Les mêmes qui, à l’époque, souscrivaient enthousiastes à cette puissante affirmation, se retrouvent aujourd’hui à prôner le contraire. Personne n’est dupe, sauf ceux qui leur accordent, malgré tout, quelque crédit hypothécaire. Mais l’ennui est que cette fois c’est l’avenir de la planète entière qu’ils engagent.

« La croissance n’est pas le problème. C’est la solution. ». C’est le refrain qu’entonnent toujours en chœur les dirigeants. Les voix discordant à cette antienne ont bien du mal à se faire entendre. Parmi celles-ci, il faut citer celle de Paul Jorion [1]. Examinant la mission qui avait été confiée aux banques centrales et leur dérive spéculative, cet éminent professeur considère (avec une certaine indulgence) qu’elles ont assumé ce rôle « dans un cadre faussé ». En particulier, écrit-il, « parce qu’aveugles à la nature finie du monde où nous habitons : comptabilisant comme bénéfice net le pillage des ressources naturelles non-renouvelables, alors que la richesse doit se juger à sa juste mesure, c’est-à-dire à l’aune de la santé de la planète, où son épuisement doit être enregistré au passif. » On ne peut que se réjouir de découvrir un penseur sachant compter.

Depuis plus trente ans, quelques chercheurs dissidents venus de l’écologie, de l’économie et de l’anthropologie culturelle et d’autres réfractaires dotés d’un solide bon sens de terrien, affirment quant à eux que « La croissance n’est pas la solution. Elle est le problème ».

L’actuelle conjoncture planétaire confirme leur diagnostic. Faudra-t-il que la crise systémique en cours prenne des proportions dramatiques, d’abord pour les plus démunis comme à l’ordinaire, pour qu’ils soient enfin entendus ? On peut le craindre.

Toute société est sacrificielle. Mais on semble découvrir, seulement maintenant, que nos sociétés, en addiction totale au mythe de la croissance infinie sur une planète aux ressources finies, ont poussé cet invariant à un degré jamais égalé. Non contentes d’avoir sacrifié des vies humaines par millions sur l’autel du profit marchand, elles entreprennent aujourd’hui d’immoler les chances d’avenir de l’espèce elle-même en accroissant les menaces pouvant conduire à son extinction. Une espèce qui est incapable d’alliance avec les autres espèces, qui les détruit sans comprendre qu’elles sont indispensables à sa propre survie, comme elle détruit les ressources qui les font vivre toutes, mérite-t-elle encore de se prévaloir d’une « civilisation » ?


[1Le Monde des 12 et 13 octobre 2008, page VII du supplément