Les claques du vent de la pensée sauvage

mardi 26 octobre 2021, par Jacques FRADIN

Entropia est indispensable pour les liens qu’elle tente de tisser entre un niveau de pensée général ou théorique et des niveaux plus appliqués, politiques ou pragmatiques, et pour les clarifications que ce tissage d’intelligence, entre des niveaux étagés, devrait apporter au grand débat (pugilat ?) en cours, parfois confus ou échevelé faute de rigueur (déjà dans les définitions des « termes » lancés comme des grenades, comme « modernité » ou « travail »), au grand débat sur « l’éco-socialisme [1] » à venir.

Cette revue est immédiatement un maillon nécessaire de la grande recomposition en cours de la pensée « de gauche » ou « socialiste » (encore des « termes » à revivifier), de la pensée de « la libération humaine », du progrès spirituel et moral aurait-on dit autrefois.

Certes, pour l’instant, semble prédominer le chaos (« créateur ») succédant à l’explosion de « la pensée socialiste classique », pensée classique compromise par son économisme, voire son crypto-capitalisme [2], son ancrage dans « La Modernité » (à définir ici comme téléologie capitaliste – opposée à « la modernité critique [3] ») ou sa foi en la religion du progrès matériel économique, voire son idolâtrie technophile (les « bons cyborgs » de Hardt-Negri).

Mais dans et par ce chaos se dessinent des pôles de reconstruction, pôles encore conflictuels... et qui devraient le rester, formant les éléments principaux de recomposition politique (hors des institutions ou des partis appareillés) de la future démocratie agonistique (Laclau & Mouffe), démocratie agonistique posée comme projet central politique de l’éco-socialisme à venir. « Faire de la politique autrement » : comment réactiver le vieux projet compromis et usé ?

C’est bien en ce nœud de difficultés qu’Entropia est nécessaire, moyen essentiel d’une démocratie vivante de « clubs » (au sens révolutionnaire du « terme » ; sens opposé à celui des « think tanks » ou des « lobbies », outils privilégiés de la propagande pour le consentement résigné).

Dans cet état (localement un peu) catastrophique, il paraît indispensable d’effectuer une synthèse (encore à venir) des éléments disponibles, bien qu’étagés à des niveaux théoriques, analytiques ou « plus concrets », tout à fait différents. Et voilà alors inscrite « la richesse » du projet Entropia. « Richesse » qui s’exprime par le soustitre : « Revue d’étude théorique et politique » ; car la prise en compte complète des divers niveaux d’élaboration, effectués ou en cours, constitue un indispensable objectif. Cet objectif étant de susciter le débat entre des « niches de pensées », puis de mener à la confédération des « clubs » éco-socialistes, tendant tous vers la même finalité : préparer l’éco-socialisme (éco-féministe) démocratique à l’échelle mondiale et à venir. L’idée « d’échelle mondiale » (cosmopolite) étant bien sûr essentielle [4].

Pour rendre plus concret ce remerciement, il est possible de choisir pour point d’ancrage le grand débat sur les caractéristiques politiques (réactionnaires ? démocratiques ? utopiques ? etc.) de la longue marche vers « l’après-développement » (Latouche), que je nommerais plus volontiers « non-économie » (avec une ambiguïté volontaire sur le « non »). De nombreuses interrogations, critiques, empoignades, etc., déployées à ce propos [5], sont en fait longuement développées puis résolues (ainsi la fameuse question terrorisante de « la menace communautariste » – vieux débat made in USA importé : une démocratie cosmopolite [néo-ONU] est nécessairement « multiculturelle », sans que les dites « cultures » ne soient des musées municipaux de traditions ou des prisons néo-nationalistes – utopie des communautés optionnelles), résolues à condition de ne pas se fermer aux élaborations les plus exigeantes (philosophiques ou sociologiques [6] voire économiques), à condition de dépasser le journalisme « médiocratique » (mot formé sur le « médiologique » de Régis Debray) et d’en arriver à la pensée politique créative (« esthéthique »), même et surtout si elle n’est pas médiatisée, pensée qu’il faut prendre à bras le corps pour inventer les figures politiques centrales de l’éco-socialisme à venir (sortir de l’économie, affronter le dilemme efficacité/justice, repenser l’organisation, dépasser la forme parti liée à l’État, etc.).

Offrons un pot-pourri de questions débattues (dans la tendance éco-démocratique) :

Comment penser la démocratie mondiale multi-culturelle, en dehors du communautarisme de forteresse (néo-nationalisme, style Europe ou USA), comment penser cette démocratie comme dynamisme culturel permanent ? [cf. les Cultural Studies]

Comment élaborer une nouvelle Déclaration Universelle qui deviendrait une « constitution » cosmopolite (éco-socialiste), ni mondiale ni internationale ? Nouvelle Déclaration faisant toute sa place à l’écologie politique (aux droits dits de 3e génération) tout en maintenant l’ensemble des « droits sociaux » (droits dits de 2e génération) ? [cf. les travaux des juristes sur les Droits Humains généralisés et sur la refonte de l’ONU, hors des nations]

Comment penser « anti-économiquement » l’éco-socialisme ou l’éco-féminisme ? Quelle place pour une planification cosmopolite postkeynésienne (avec transferts massifs) ? Par exemple, comment dissoudre le « professionnalisme » ou le mono-activisme ? [cf. les élaborations féministes]

Plus abstraitement : comment penser la dialectique de la subjectivisation politique hors du modèle militant-militaire (« léniniste ») avec « dévouement à la cause », soit hors du transport des valeurs de l’entreprise dans la politique (dévouement, fidélité, professionnalisme, sérieux, voire « se défoncer », etc.) ? Comment dépasser le blocage par des appareils ou des machines sociales (toujours antidémocrates) ? Comment repenser l’organisation, l’administration, etc. ? [cf. toute la pensée postfoucaldienne puis déconstructive investie dans la critique des organisations ou des institutions]

Peut-être alors l’essentiel : casser les comportements « gagnants » ou « performants », (dé)voués à la réussite, comme le « faire carrière » généralisé du besoin infantile de reconnaissance (ici, critique nécessaire de Honneth) – qu’est-ce que le don ? Briser l’idéologie du professionnalisme monodirectionnel, de la vie à but unique (de « la réussite médiatisée » – refuser la reconnaissance sociale et retrouver l’anonymat). En effet l’éco-socialisme, s’il implique une révolution des institutions [7], implique autant une révolution des comportements, un appauvrissement économique volontaire, dont les thèmes précédents (combattre la professionnalisation et ce qu’elle charrie d’infantilisme, de besoin de reconnaissance maternante) ne sont que des entrées en matière. Alors combattre toutes les scories de « l’esprit d’entreprise [8] » passe également par le rejet de la visibilité médiocratique ou de la focalisation sur cette visibilité (retour à la critique du culte de la personnalité, dont le vedettariat est une forme adaptée, récupérée).

Pour l’éco-féminisme : obliger les hommes à « s’investir » dans l’éducation des enfants ou les tâches domestiques (travail à mi-temps obligatoire, y compris pour la militance écologique).

Alors les vedettes professionnelles médiocrates (à la Finkielkraut) apparaîtront comme des « cyborgs » d’ancien régime ; inutile donc de réagir à la réaction qu’ils personnifient !

Ou encore : aujourd’hui un « intellectuel » (nécessairement antimédiocrate autant qu’anti-économiste) est celui qui transforme sa vie en se retirant de « la lutte pour la reconnaissance » et en constituant, par son refus de « la réussite », la communauté (sans institutions) des refuzniks éco-féministes.

Bien d’autres questions de ce type sont élaborées depuis au moins deux décennies, par un intense travail de recherche, travail certes dispersé (mais il le faut – la concentration est toujours militaire) et, ainsi, médiocratiquement invisible, mais, de ce fait, parfaitement « progressif ». Ne serait-il pas temps de commencer par un inventaire en vue de la synthèse mobile ?

Pour en revenir au débat choisi comme point d’amarrage, les nombreuses interrogations présentées (dans les limites évidentes de ces remarques) sont en fait résolues, à condition de sortir du journalisme et d’introduire au travail secret de la pensée (travail disséminé des foyers de la nouvelle esthéthique).

Travail secret qui peut s’articuler en trois niveaux présentés par trois préalables :

1) Accepter de jouer le très long terme de la recomposition socialiste ; s’inspirer du modèle des « évangélistes de marché » : une longue marche de 50 années pour conquérir le pouvoir, longue marche « philosophiquement » bien définie (suivre Hayek, l’antipoliticien qui n’a fait que de la politique, l’ennemi des organisations qui a passé son temps à organiser !).
2) Développer une pensée (une idéologie) anti-économiste (surtout au niveau des comportements « d’entreprise ») de rupture : rompre avec l’efficacité ou avec « le marché » ; repenser le cosmopolitisme en dehors de toutes les ambiguïtés sur la « mondialisation » nécessaire (ou sur l’économie nécessaire des mozarts économistes [Harribey]). Politique contre économie, démocratie cosmopolite (de la Déclaration Universelle) contre mondialisation économiste : écosocialisme cosmopolite du dépérissement de l’économie.
3) Repenser et reconstituer : appareils, organisations, partis, institutions, états, etc. Lutter contre toute « constitution » qui place des organisations traditionnelles (partis, banques, entreprises, etc.) au centre de la vie politique – le nouveau type de « constitution » économique européenne étant aussi pervers que l’ancien type politique du XVIIIe siècle.

Et dernier point, qui devrait être le premier : dénonciation radicale (par le fait, par le retrait) de la médiocratie ; analyse de la propagande néo-stalinienne et du système journalistique (Chomsky, Bourdieu, Halimi).

Alors pour conclure : sortir des niches médiocratiques, prendre les claques du vent de la pensée sauvage ; commencer immédiatement, en pratique, la critique de l’économisme (de l’organisation recluse) en s’ouvrant à la multiplicité conflictuelle des questionnements et de leurs solutions. À quand une revue qui ne sera plus celle d’une tribu (vivant fermée de sa chaleur familiale) mais sera celle de la plus grande aventure de la démocratie conflictuelle des « clubs » ? Quand finira le parallélisme autiste des revues pour passer à un tissage : ÉcoRev’ peut-elle lire Multitudes et vice versa ? Combien d’écologismes qui devraient se confronter dans un dynamisme de « clubs » transportés par leurs inventions institutionnelles ? Voilà l’ensemble des paris qu’Entropia semble tenir. Remercions-la encore pour cet engagement risqué.

Références intempestives :

Maria Mies & Vandana Shiva, Écoféminisme, L’Harmattan, 1998 ;
Rony Brauman & Eyal Sivan, Éloge de la désobéissance, Le Pommier, 1999 ; Judith Butler, Ernesto Laclau, Slavoj Zizek, Contingency, Hegemony, Universality, Verso, coll. Phronesis, 2000.
John Holloway, Change the world without taking power, Pluto Press, 2005.
Marie-Louis Mallet (ed.), La Démocratie à venir, autour de Jacques Derrida, Galilée, 2004.
Chantal Mouffe, On the Political, Routledge, 2005.
Axel Honneth, La Société du mépris, La Découverte, 2006.
Bruno Latour, Changer de société, Refaire de la sociologie, La Découverte, 2006. Frédéric Vandenberghe, Compexités du posthumanisme, L’Harmattan, 2007.
Pièces & Main-d’Œuvre, Nanotechnologies, maxiservitudes, L’Esprit Frappeur, 138, 2006.
Colloque de Cerisy, La Philosophie déplacée, autour de Jacques Rancière, Horlieu éditions, 2006.
Anne Kupiec & Étienne Tassin, Critique de la politique, autour de Miguel Abensour, Sens & Tonka, 2006.
Pour un point de vue « féministe » sur la question de « la libération des femmes par le travail », lire Nouvelles Questions Féministes, vol. 22, n° 3, 2003, À contresens de l’égalité, vol. 23, n° 3, 2004, Famille-Travail, une perspective radicale.


[1Voilà tout de suite un « terme » trop vague ou trop chargé ; et qui ne pourra être précisé que par la médiation d’une controverse (le corps de « la démocratie agonistique », d’origine scientifique) ; qui n’ouvre donc qu’un cheminement lent.

[2Voir, comme illustration de ce que ce « crypto-capitalisme » peut impliquer, le débat entre « féministes » sur « la libération des femmes par le travail » ; reprise insue du plus vieux débat sur « le capitalisme comme voie nécessaire au (ou pour le) socialisme »... Et ici, encore, ce sont les « termes » : travail, économie, capitalisme, socialisme, etc. qui doivent être « travaillés ». Récemment, un article savoureux de Jean-Marie Harribey, Mozart écologiste (« le principe d’économie est un principe humain », « le principe d’économie est un droit », etc.), revue ContreTemps, avril 2006, retricote un trop vieux débat (que « les aînés », comme moi, croyaient résolu) sur « la rationalité économique » (« faire des économies » !), vieux débat qui nous renvoie, par exemple, à un aussi vieux « travail » de M. Godelier ou à l’idée, post-parétienne (Oskar Lange & Henri Denis), de la logique économique universelle (principe de Maupertuis : la nature aime l’économie, tout est économisé)... Voilà donc un sujet ponctuel sur lequel il est possible de conclure (ce sujet est du reste refermé depuis 30 années au moins) et pour lequel le projet indispensable d’Entropia offre un espace de réflexion.

[3Prenons « Le Travail », thème de propagande sarkozyste (et néo-pétainiste assaisonné de poujadisme), « la valeur (du) travail » : la glorification du Travail est réactionnaire (« Moderne ») et sa critique essentielle pour une pensée anticapitaliste (puis non-économique). Le slogan « abolition du Travail » (abolition de l’économique) trace une ligne de rupture entre « les moralo-modernisateurs » (« moderniser » est encore un slogan à la Sarko-Pétain) et les tenants de « la modernité critique » d’une éthique-politique (esthéthique) inventive... Toujours une question de définition des « termes »...

[4Ainsi la « controverse » Harribey-Latouche sur croissance vs décroissance « se résout » dans l’utopie d’une démocratie cosmopolite multi-culturelle (à communautés de pensées optionnelles) agonistique, seul projet « alter-mondialiste » conséquent. « Concrètement » : établir un centre mondial (keynésien) de redistribution des richesses, par exemple imposer fortement les français (avec des éco-taxes conséquentes – nouveaux impôts fortement progressifs sur la richesse) pour redistribuer aux boliviens, etc. Ce centre mondial keynésien (sub-étatique, néo-ONU) n’étant que « le protecteur » des communautés optionnelles confédérées (sur la base d’une Déclaration Universelle) et ayant pour tâche « le dépérissement de l’économie », momentanément par des transferts internationaux, et par la glorification de la grande solidarité cosmopolite (un grand projet pour l’Europe), etc.

[5Citons en vrac : Jean Zin, le site tourmenté décroissance.info et les alarmes de Vincent Cheynet, le débat à ATTAC Le développement a-t-il un avenir ?, etc.

[6Un seul exemple illustratif : le débat Vandenberghe/Latour (sur les technosciences, nano-génétiques en particulier) pris comme thème composant de la grande clarification.

[7Insistons sur la nécessité de repenser « la démocratie », de refuser la confusion de propagande entre « démocratie » et « parlementarisme », de sortir de l’idéologie constitutionnaliste du XVIIIe siècle (Montesquieu) et de son déploiement (réalisé) en « république des intérêts (ou parties) reconnu(e)s » (la république des notables), de sortir, plus encore, de la confusion entre « république » (régime étatique) et « démocratie » (qui ne peut être un régime — cf. Rancière) ; nécessité de se frotter à Laclau, Mouffe, Holloway, Zizek, Badiou, ou au thème de « la démocratie à venir » autour de Derrida.

[8On sait depuis l’analyse magistrale du grand sociologue anglo-polonais Zygmunt Bauman, Modernité et Holocauste, que la source de l’équarrissage totalitaire est à trouver dans « l’esprit d’entreprise » et dans le fonctionnalisme (de fonctionnement harmonieux par l’obéissance) des « particules élémentaires » que l’organisation efficace exige... thème qui mène de Max Weber à Franz Kafka, et à l’analyse critique des organisations. Encore : faire de la politique autrement, non pas par l’intermédiaire des partis de militants-militaires disciplinés (et professionnels) mais par la controverse (de la démocratie agonistique) maintenue sans pause. Refuser le mirage de l’ordre bienfaisant (même celui des écologistes méta-physiciens ou naturalistes).