Croyance et décroissance

mardi 2 novembre 2021, par Michael SINGLETON

Étymologiquement, rien de plus « anecdotique » que l’anthropologie. Car ce sont ses données de terrain « inédites » (an + ekdidonai : « non publié »), aux apparences anodines, qui inspirent et interpellent l’anthropologue quant à ce que fut, est ou pourrait être la logique humaine. Encore faut-il qu’il en ait cueilli ad rem – en l’occurrence sur les rapports entre « technologie et (dé)croissance ». Or, cet anthropologue-ci n’est pas parti sur son terrain en 1969 enquêter sur le mode de production matériel de son peuple élu, les Wakonongo qui cultivaient sur brûlis au fin fond de la brousse tanzanienne. Estimant que l’ethnologie pouvait contribuer à mieux emballer le cadeau révélé, mes supérieurs Pères Blancs, après m’avoir fait faire une thèse en philosophie, m’avaient envoyé étudier l’anthropologie sociale à Oxford aux pieds d’un Evans-Pritchard féru de religiosité « primitive » et converti au catholicisme à cause de la foi monothéiste de ses Nuer.

Une fois installé dans le hameau de Mapili, je harcelais mes interlocuteurs avec mes obsessions spiritualistico-symbolistes. Néanmoins, ce qui paraîtra une obnubilation ethnocentrique à la génération suivante d’anthropologues (historico-matérialistes avec un Harris [1], ou néomarxistes avec un Godelier [2]) ne tombait pas à ce point comme un cheveu dans la soupe locale. Non pas que les Wakonongo spéculaient, en philosophes bantous, sur l’essence divine, la substance du monde ou la nature humaine. Le jeu de langage joué par une culture orale tourne autour de ce qu’il y a lieu de faire plus que de penser ; rempli de mots d’ordre et de proverbes et fait pour la conversation conviviale et des palabres conflictuelles, il tire du côté de la performativité pragmatique d’un Austin plus que de l’examen de l’en soi d’un Thomas d’Aquin. En effet, s’il y a quelque chose de techniquement productif chez les « Primitifs [3] », c’est bien leur langue. « Savoir », c’est « pouvoir », et « pouvoir », c’est « parler ». Ce que le Moderne méprise ou méprend comme la magie des mots, l’Ancien le prend et le comprend comme le pouvoir de la parole. Pour les Wakonongo, sans prononcer la formule activante agréée par les ancêtres, la materia medica où l’ethnopharmacologue savant s’acharne à trouver des agents actifs restait une matière aussi inerte qu’inutile. Un vieux chasseur konongo préparait sous mes yeux un piège à fourmilier glabre qui me paraissait pragmatiquement des plus performants. Mais, parmi les préparatifs tout aussi indispensables que les nœuds coulants, figurait le pou pris dans les cheveux d’un gamin et coincé dans une feuille par le piégeur qui proclamait que son œuvre devrait se montrer tout aussi opérante. Ce geste, que nous cataloguons comme de la magie symbolique, jouissait pour l’intéressé d’une efficacité tout aussi proprement sacramentelle que les paroles de consécration productrices de la présence réelle. Si l’on peut parler de croissance technologique chez les Primitifs, c’est aussi en termes d’un discours décisif qu’il faudrait parler. Parler aux plantes, par exemple, fait partie intégrante des techniques horticoles des Primitifs.

Tant que leurs morts ne revenaient pas les embêter, les Wakonongo vivants ne creusaient pas leurs méninges métaphysiques afin de savoir ce qu’ils pouvaient bien être devenus ou à quoi ils s’occupaient dans leur village ancestral. Ce dernier, qui ne se trouvait pas très loin et parfois sous terre, n’avait rien de très spirituel et encore moins de théocentrique. La technologie qui permettait aux ancêtres de survivre ne valait sûrement pas mieux que celle employée par leurs descendants pour subsister. Les Wakonongo ne cherchaient pas à savoir ce que pouvait bien être la sorcellerie ut sic et en soi, mais comment régler leurs comptes avec telle ou telle sorcière ? Ils ne s’intéressaient pas à l’identité intrinsèque des esprits qui possédaient leurs femmes en permanence, mais uniquement à la façon d’en être quitte à bon compte.

Et c’est là une première leçon que je tire de ma participation anecdotique à pas mal de procès de sorcellerie et de séances spirites. Si « à l’ethnocentrisme nul n’échappe », certaines ethnocentricités sont plus excentriques que d’autres. Notre préoccupation (post)moderne avec « la technologie et la (dé)croissance » ne devrait pas nous rendre aveugles à l’essentiel : à savoir que la plupart du temps, la plupart des cultures se sont davantage occupées de la gestion technique de l’humain que de la maîtrise mécanique du milieu matériel. Une technologie sociale qui a pu être plafonnée bien plus bas que les excroissances exagérées (telles que la royauté sacrée ou des technocraties pharaoniques) des civilisations qui se disent « grandes ». Faire de la technologie un genre et de l’éthologique (après tout les animaux instrumentalisent des objets), de l’ethnographique (les Préhistoriques et les Primitifs ont fabriqué des outils) et de l’historique (les grandes civilisations perfectionnent les acquis artisanaux) des sous-espèces et des étapes provisoires, pourrait n’être qu’un leurre. Si « développement » rime avec « occidentalisation [4] », en quoi « technologie » ne serait-elle pas synonyme de « croissance » ? Qui veut parler de tout et de n’importe quoi a intérêt à parler proprement. Or, à proprement parler, la technologie comme la science n’ont pas lieu hors situation socio-historique bien spécifique. Ici, comme partout ailleurs, il faut choisir, aussi bien philosophiquement que pratiquement, entre un « fondamentalement la Même Chose qui s’épanouit de mieux en mieux » et une « émergence de choses foncièrement irréductibles qui naissent, croissent et meurent pour leur propre compte ». Associant la technologie à la satisfaction croissante de besoins purement naturels, l’esprit typiquement occidental, d’un côté, s’extasie devant l’ingéniosité d’un piège à rat sahélien – comme si, en gros, mais pour l’essentiel toutes les cultures avaient la même idée de l’animalité – et, de l’autre s’émerveille face à la multiplicité des houes en Afrique, chacune adaptée à des particularités pédologiques, comme si toutes les cultures avaient affaire, pour finir, à identiquement la même terre transculturelle.

Si nous imaginons que La Technologie, du caillou dont se sert le singe pour casser des noix en passant par des haches en pierres de plus en plus polies, ne cesse de monter jusqu’à nos marteaux informatisés, nous échapperons difficilement à l’accusation d’un nombrilisme évolutif, mais surtout nous ne nous poserons pas les bonnes questions. Car, si les hommes et surtout les femmes se sont contentés pendant quelques millions d’années d’un outillage lithique des plus rudimentaires, il se pourrait que, vivant aussi abondamment que les Primitifs de Sahlins [5] , ils n’éprouvaient aucun besoin d’accroître leur productivité et que, d’instinct, ils se rendaient compte qu’en améliorant la technique ils risquaient de se trouver (mais de ne plus se retrouver) dans des cultures plus aliénantes à cause d’une division sexuelle du travail ou de l’appropriation par certains des fruits du labeur d’autrui. En effet, il serait extrêmement équivoque d’attribuer l’absence de progrès technologique ou sa stagnation millénaire uniquement au caractère attardé ou mystique de la mentalité primitive. La non-croissance peut tout aussi bien résulter d’un Non ! à la croissance que d’un manque d’imagination croissante.

C’est un fait que, même en l’absence de l’esclavage qui justifiait l’indifférence du Philosophe classique au progrès technologique, le Primitif ne s’est guère préoccupé de la croissance. Une fois mis sur une orbite de subsistance satisfaisante à ses goûts, le Primitif se concentre sur le maintien vital de la vitesse de croisière relationnelle. Que sont des mythes sur l’origine de la mort et donc de la sexualité, des légendes sur le sort réservé aux « enfants terribles » qui bafouent l’ordre établi, des systèmes de parenté extrêmement complexes, des rites de possession, des campagnes anti-sorciers, si ce n’est des hauts lieux de la haute technologie humaine ? Loi d’asymétrie binaire oblige, il ne semble pas possible de mettre le paquet à la fois sur l’humain et sur le non humain. L’absence de progrès technique chez l’autre pourrait répondre à la présence chez lui de ce qui fait défaut chez nous : une certaine équanimité équitable entre les hommes et un échange équilibré certain entre le culturel et le naturel.

Ce n’est pas que tous les Primitifs ignorent le changement, même technologique. C’est vrai que certains peuples, comme les Aborigènes d’Australie, se référant à un Passé Parfait, mais toujours présent sous forme de pression paradigmatique, n’imaginent pas que le monde puisse croître ou décroître significativement. Par contre, le groupe linguistique bantou, auquel les Wakonongo appartiennent, parle de la transformation d’un mode de (re)production primordial « chassecueillette » en un mode de (re)production agricole qui, malgré son côté laborieux et pénible, paraissait aux intéressés moins puéril et plus perfectionné que son prédécesseur. Mais le mythe en question campe un point d’arrivée définitif. Il ne prévoit plus de développement technologique sensible et encore moins de croissance exponentielle. Tout est là. La question n’est pas tant « de croître ou de ne pas croître » que de cesser de croître une fois qu’on s’estime suffisamment comblé. Si déjà dans nos sociétés de croissance le commun des mortels ne cherche nullement à s’engager dans une fuite en avant maximalisante, mais tend à plafonner dès qu’il s’estime suffisamment heureux a fortiori doit-on s’attendre à ce que le Primitif n’ait pas fétichisé des taux de croissance optimaux. Une fois assuré le strict minimum vital grâce à un outillage ad hoc, il n’a jamais semblé utile à des agriculteurs du genre bantou d’accroître indéfiniment quoi que ce soit – ni la productivité matérielle par des incessantes innovations techniques ni le rendement humain par des excitants institutionnels [6]. Pas besoin de croire à la technologie quand on ne croît tout simplement pas ! L’Afrique des Villages ne s’est pas arrêtée à mi-chemin entre la technologie néolithique et la technologie postmoderne, elle est descendue au terminus technologique qui lui permettait de rester maître de son destin local. Si, par exemple, elle ne s’est jamais lancée dans la macro-maîtrise de l’eau, c’est parce qu’elle n’a pas voulu tomber dans le piège hydraulique des civilisations citadines. Les métaphores qui conviennent le mieux au processus de la croissance ne sont pas organiques, mais physiques. Qui croît ne grandit pas en se gonflant comme l’homunculus, il passe par des paliers qui cassent un Tout pour le remplacer par un autre. Qui change d’échelle, change d’essence [7]. Et il y a des peuples, comme l’avait bien vu Clastres [8], qui n’ont même pas voulu mettre le pied sur le premier rang de l’échelle de la croissance sociopolitique, pour ne pas parler de celle de la productivité socio-économique. Au lieu d’obéir aveuglément à l’impératif technologique, « ce qu’on peut faire on se doit de le faire », certaines cultures ont su s’arrêter à temps, à leur point nommé. En gros [9], la technologie augmente le potentiel (re)productif à la fois du dedans et du dehors des vivants. Mais, comme la plupart de ces derniers sont aussi redevables d’un corps social, le tout est que dans une situation socio-historique donnée, la croissance externe n’aboutisse pas à une décroissance de la convivialité intérieure. Si les Canuts ont résisté à des changements quantitatifs, c’est qu’ils menaçaient la qualité de leur vie, toute médiocre qu’elle puisse nous paraître aujourd’hui.

Un jour j’ai surpris mon hôte, le vieux Jakobo Kasalama, en train de terminer un tambour à l’herminette. Sachant que je devais tôt ou tard rentrer en Europe, je lui ai proposé d’en réaliser une série que je revendrais ensuite pour lui via les Magasins du Monde, afin qu’il puisse réaliser l’un ou l’autre projet de développement communautaire. Ébahi, il m’expliquait, comme s’il avait affaire à un extraterrestre, que le tambour était destiné à un vieil ami qui allait lui faire en retour cadeau d’un poulet et, qu’en attendant, il n’allait pas se fatiguer à fabriquer des tambours à tire-larigot pour des gens qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam ! Une belle leçon d’une technologie non seulement au service de l’usage, mais du renforcement des liens humains. Au-delà d’un seuil, vite atteint, la croissance technologique produit des objets purs et simples dont l’utilité, à part de rétroagir sur la croissance même, n’est pas toujours, loin s’en faut, objectivement évidente. Avant d’atteindre ce seuil, ce type d’objet fait tout simplement défaut, laissant toute la place à des projets porteurs de croissance socio-subjective. Forgeron à ses heures aussi (des heures dictées par la demande ponctuelle et personnelle et aucunement par une offre permanente et anonyme), la seule croissance qui intéressait Jakobo et ses semblables, bien qu’obtenue par une certaine technologie, était celle de la convivialité communautaire. Je veux bien que celui qui analyserait cette oblativité affichée en bourdieusien n’y verrait que de l’obligation inavouée. Mais, ayant vécu moi-même cette dure nécessité faite prétendument vertu, je ne suis pas persuadé que la possibilité de profiter de la technologie pour sa seule croissance personnelle soit un luxe que le Primitif ne peut pas encore se permettre, faute de pouvoir compter en cas de pépin sur le SMIG ou une éventuelle allocation universelle. En effet, ayant travaillé « comme un nègre », c’est le cas de le dire, j’avais, grâce à la sueur de mon front et l’achat d’engrais chimique, cultivé un surplus de maïs que je comptais vendre pour montrer à quel point l’effort acharné, appuyé par des apports technologiques, pouvait être profitable. Impressionné, le vieux Jakobo me congratula. Mais cela ne l’a pas empêché de remiser mon maïs dans le grenier collectif, qu’il gérait pour son clan selon les besoins de tout un chacun. Ce faisant, il me faisait comprendre que, malgré mon désir de reproduire en prêtre paysan ce qu’avaient vécu les prêtres ouvriers en Europe, je n’avais pas à trop travailler et surtout pas pour moi tout seul. Car, d’un côté, ma réussite excessive risquait de susciter la jalousie sorcière (une crainte qui allait se concrétiser par mon « invitation » à quitter la Tanzanie) et, de l’autre, au vu de ma contribution conséquente au bien être commun, n’ayant plus rien à craindre pour ma survie personnelle, un investissement croissant dans le naître et être bien communautaire profiterait davantage à tout le monde. Cultiver la terre, c’était bien, mais cultiver les rapports humains était mieux.

Dans un premier temps, c’est faute d’avoir compris que le choix local en faveur de la croissance sociale rendait certaines technologies inappropriées que je proposais des innovations techniques tout à fait inappropriables. Et pourtant, Dieu sait si l’une de mes premières initiatives me paraissait on ne saurait plus appropriée et appropriable. Il s’agissait d’un treuil manuel des plus rudimentaires. Fabriqué avec du matériel de récupération, je l’avais installé sur ce que, dans mon enthousiasme naïf pour le socialisme ancestral, j’avais pris pour le puits du voisinage, alors qu’en fait, il appartenait à un voisin qui n’appréciait guère cette confiscation de son bien pour une cause non seulement commune, mais de plus féminine. Car je voulais faciliter une corvée féminine à laquelle, sans femme à l’époque, j’étais astreint moi-même. Une fois par jour, avec les adolescentes et jeunes épouses, je devais perdre un temps fou à remplir un seau d’eau avec de vieilles boîtes de lait condensé attachées à des lanières en lamelles d’écorce – pas la plus fiables des cordes ! Les vieux m’avaient averti : quoi qu’il en soit des femmes blanches, les leurs, peu futées, ne sauraient pas se servir même d’un « mécanisme » aussi élémentaire que mes bûches boulonnées en tambour autour d’une manivelle en fer. Et de fait, jour après jour on venait m’informer que le sceau que j’avais financé était tombé au fond du puits, que la chaîne que j’avais achetée était entortillée autour d’un des tréteaux qui supportaient le tambour, que malmené, le tout risquait de s’écrouler... Patiemment, je remettais le machin en ordre de marche, en essayant d’expliquer son fonctionnement... jusqu’au moment où un septième sens sociologique est venu à ma rescousse : si les jeunes femmes sabotaient, consciemment ou inconsciemment, mon puits, c’était qu’il hypothéquait une technologie encore plus appropriée à leur condition féminine. Les Wakonongo pratiquant le mariage viriou plutôt patrilocal, les filles étaient arrachées à leur foyer parental et amenées manu militari jusqu’à la concession de leur beau père où, jusqu’au moment où elles avaient enfanté, elles vivaient une vie que certaines estimeraient d’esclave. N’exagérons rien ! Mais il n’empêche que le seul moment de la journée où elles pouvaient échanger des nouvelles et recharger leurs batteries, était celui où elles perdaient du temps lors de la corvée de l’eau. Plutôt que de les faire croître à ma façon (reproduisant en Afrique les effets pervers de l’abolition des lavoirs et l’introduction des machines à lessiver [10]), j’ai préféré payer quelqu’un pour m’apporter de l’eau.

Parmi la pléthore de projets de développement à base de technologies que j’estimais des plus appropriées, ne serait-ce qu’à cause de la beauté de leur petitesse, mais dont aucun n’a atteint son but (ce qui n’a pas empêché les Wakonongo d’en faire des moyens pour réaliser leurs propres fins [11]), je ne mentionnerai que le premier. À peine établi à Mapili, je voyais mon voisin, jeune (re) marié, perdre le temps qu’il aurait pu consacrer au cash crop local (le tabac), à remettre du chaume sur sa case en prévision de la saison des pluies. « Je dois repartir prochainement à Tabora, rechercher mes effets » lui ai-je dit, « mais je pourrais aussi te ramener de la tôle ondulée, comme ça tu en seras définitivement quitte de cette besogne annuelle ». « Excellente idée », m’a t-il immédiatement répliqué, ajoutant qu’il avait de quoi me payer. Mais littéralement dans la minute il était de retour pour m’annoncer qu’il y renonçait, car si lui, jeune, osait être le premier de la communauté à se faire un toit en tôle, alors les vieux, par jalousie, enverraient de nuit une hyène mystérieuse dévorer les tripes de sa femme et ses enfants.

Déçu par le faux bond d’un voisin que j’espérais transformer en levain de croissance, je me rappelle avoir noté dans mes cahiers ce « bon » exemple de la stupidité superstitieuse comme obstacle au développement. Ce n’est que dix ans plus tard (après la crise des années 1970 qui allait nous faire soupçonner que le développement, loin d’être la Fin imminente du monde en signale la fin immanente) que je me suis rendu compte de la sagesse des structures responsables du refus de la tôle : la sorcellerie comme sécurité sociale ! Personne n’aura de la tôle si ce n’est à partir du moment où tout le monde pourra se la permettre. Quand, au-delà de la solidarité obligée de la famille étendue, rien (ni un État provident ni assurances privées) ne garantit la justice distributive, permettre la croissance individuelle serait collectivement kamikaze.

Que retenir en définitive de cet échantillonnage vécu d’impossibles transferts interculturels de technologies, même appropriées ? D’abord, qu’une technique ni ne naît ni ne croît en innocence de toute cause culturelle. À l’instar de mes ancêtres Luddites, les Wakonongo, même à l’insu de leur plein gré, ne voulaient rien savoir d’une croissance aux coûts cachés conjoncturellement déshumanisants. Ensuite, et plus profondément, qu’aussi bien la technologie que la croissance ne sont pas des réalités « naturelles », plus ou moins bien inculturées après coup, mais sont, d’emblée et d’office, des projets culturels (re)producteurs d’un Projet Global qui a pour nom propre une certaine occidentalisation du monde. Enfin, que la croissance technologique prévue par le Projet en question est une contradiction dans les termes... au moins biologiques. Car, si le Primitif ne croit pas à une croissance exponentielle c’est que son « animisme » lui fait savoir que tout ce qui est animé ou doté d’une identité intentionnelle, des cailloux aux esprits en passant par les plantes, les animaux et les humains, ne naît et ne croît que pour décroître ou mourir définitivement. Si, en principe, toute croissance est mortelle, en pratique, une seule est létale – celle d’une technologie sans fin.


[1Harris, M. Cows, pigs, wars and witches : the riddle of culture, Glasgow, Fontana, 1977.

[2Godelier, M. Horizons, trajets marxistes en anthropologie, Paris, La Découverte, 1997.

[3Pour la première et la dernière fois nous mettons des guillemets autour de ce terme qui indique un idéal-type, mais que le matériel monographique illustrerait de près.

[4Serge Latouche, L’Occidentalisation du monde, La Découverte, 1989

[5Marshall Salhins, Âge pierre, âge d’abondance, Gallimard, 1976.

[6Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’Acteur et le système, Seuil, 1977.

[7Michael Singleton, « De l’espace local à l’espace mondial : changement d’échelle ou changement d’essence ? », chap. VI, in L’Éthique de l’espace politique mondial-métissages disciplinaires, sous la dir. de K-L. Giesen, Bruxelles, Bruylant, 1997.

[8Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Le Seuil, 1980, p. 127.

[9Pour le détail on lira encore Leroi-Gourhan, Le Geste et la parole (2 vols.), Albin Michel, 1964.

[10Y. Verdier, Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard, 1979.

[11Michael Singleton, Critique de l’ethnocentrisme, Parangon, 2004.