L’économie dans l’espace numérique

jeudi 4 novembre 2021, par Alexandre DUCLOS, Raphaël KOSTER

L’idéologie de la croissance a contaminé la sphère de la « vie » numérique. Avec Second Life [1], une nouvelle sphère d’activité économique est née, brassant des millions de dollars [][1 941 405 173 Linden dollars en circulation, convertibles en dollars au taux de 250 Linden dollars pour un dollar US.]], engageant des compétences professionnelles variées mais surtout, des travailleurs. Cette activité, cette consommation, ces énergies ne se réalisent pas dans le monde réel. Des personnes vivent réellement de leur métier d’architectes, de designers, de journalistes, de banquiers, de prostitués [...] dans un environnement numérique. L’argent engagé dans la production virtuelle est abstrait du monde réel, les boutiques n’existent pas dans le monde réel, les matières premières transitent entre les continents en ne consommant pas d’autre énergie que celle nécessaire au fonctionnement des réseaux informatiques. Il se crée ainsi une dérivation de travail, d’argent, d’attention. Cette nouvelle sphère de croissance s’inspire du réel et le caricature. Cette extension, ce déplacement est un état de fait. En partant de ce constat, pourrait-on imaginer que cette sphère d’activité presque infinie puisse absorber une part déterminante de la suractivité, de la surcroissance, permettant une réhabilitation du monde réel et le passage à un mode de production décroissant ?

Croissance dans le monde numérique pour une décroissance dans le monde réel ? Ce qui est certain, c’est que quelques serveurs, consommant une énergie réelle, mais dérisoire, permettent une activité économique équivalente à celle d’un petit pays (plus de 4,797 millions de résidents). Cette nouvelle perspective théorique permettra de questionner à nouveau les notions de croissance et de décroissance.

Ne peut-on penser une dématérialisation massive de l’économie, la substitution d’une interface virtuelle complète à la sphère économique réelle, substitution d’un jeu au grand jeu de la croissance ? De là, peut-on détourner la frénésie 1 de l’activité économique réelle dans une sphère virtuelle, épargnant ainsi l’environnement et les relations sociales ? Est-ce que, au contraire, les deux sphères économiques se complètent et s’entraînent ? On verra que toutes ces questions se posent avec acuité dans la fréquentation alternative de Second Life et du monde réel.

Cet article propose d’approfondir ces questionnements en parcourant le sujet comme suit : décrire le terrain (en l’occurrence Second Life), exposer les possibles substitutions d’activités et conceptualiser le lien avec la décroissance et, enfin, partir de cette analyse pour proposer une lecture originale de la notion de croissance.

Second Life : quelle activité économique ?
« La décroissance ne propose pas de vivre moins, mais mieux avec moins de biens et plus de liens. » (Charte de la décroissance, Journal la Décroissance). Second Life propose tout précisément le contraire de la première partie de cette phrase. Vivre plus, dédoubler sa vie mais en acceptant de faire l’économie du corps dans la partie virtuelle de la vie voilà ce en quoi se résout ce jeu. Dans Second Life, la sensibilité est irrémédiablement mutilée. Cependant, le jeu recoupe parfaitement la seconde partie de la proposition de la Charte de la décroissance. En effet, il favorise efficacement la multiplication de liens (il n’y a rien d’autre à faire) et il n’y a pas réellement de biens, si l’on considère que des biens sont des richesses matérielles. Il n’y a sur Second Life que des biens virtuels (immatériels) qui ne peuvent être convertis en biens réels qu’en sortant du jeu.

La plupart des boutiques vendent des objets virtuels qui occupent dans le jeu une fonction de médiation sociale : on se les prête, se les donne, on en fait des démonstrations publiques. Un joueur peut par exemple acquérir pour 8000 Linden dollars de « super pouvoir ». Il s’agit d’animations permettant à son propriétaire de disparaître dans des jets de fumées, de se transformer en dragon, de se vêtir d’un costume inhabituel... Le joueur devient alors une attraction. Les gens s’attroupent autour de lui, les questions fusent, des conversations naissent, propices à des échanges d’objets, mais aussi à des échanges d’informations. Voilà une manière d’être à la mode qui n’implique nullement une chaîne de production planétaire.

Il n’en reste pas moins que ces biens virtuels sont convertibles. Et par conséquent l’argent investi et dissous dans le jeu peut en ressortir sous une forme réelle, aussi réelle que l’argent investi sur un marché d’actions qui en ressort sous sa forme initiale. Il faut aussi considérer que l’économie recouvre aujourd’hui une part de virtualité. Lorsque j’achète une action GAP sur Internet, je n’ai que quelques « clics » à faire pour transférer des chiffres d’une page numérique à une autre. La monnaie que j’utilise est elle-même partiellement virtuelle [2]. La voie est donc dégagée pour le développement d’une sphère économique virtuelle, c’est-à-dire non seulement d’un marché virtuel mais encore de structures d’échange de biens et de services virtuels.

La fonction des échanges virtuels repose autant sur les objets que sur les informations permettant d’acquérir une plus grande maîtrise technique du jeu. Lorsque les objets perdent leur matérialité, le signe prend autant de valeur que le référent. C’est pourquoi le jeu Second Life est considéré comme une « simulation » de vie. Chez Baudrillard, ce terme renvoie à une perte des référents, dans un système où le signe donne à toutes les structures sociales, une relation d’équivalence : « L’ère de la simulation s’ouvre donc par une liquidation de tous les référentiels – pire : par leur résurrection artificielle dans les systèmes de signes, matériau plus ductile que le sens, en ce qu’il s’offre à tous les systèmes d’équivalence [3]. » Si l’objet s’apparente au signe, quelle devient sa valeur ? Peut-on encore parler de croissance ?

Le résident se dédouble, se crée une vie nouvelle, dans laquelle il simulera tout ce qu’il peut faire dans la vraie vie et même plus... Les mêmes logiques sont à l’œuvre que dans le corps social réel, dont il est une forme d’appendice qu’il faut penser. Les conflits politiques se déplacent à l’intérieur du jeu ; les langages, les images, les musiques, tout se répercute dans le monde secondaire. La notion de simulation a pourtant des limites. Le travail effectué dans et pour Second Life n’est pas simulé, et l’argent dépensé ou gagné peut se transformer en argent réel, utilisable partout dans le monde. Ce travail implique une présence, des compétences et des efforts.

Dans L’économie de l’immatériel : la croissance de demain [4], Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet démontrent que la croissance trouverait dans les espaces virtuels une extension infinie. Telle est l’orientation que prend actuellement la politique économique française. L’immatériel y est défini comme « le capital des talents, de la connaissance, du savoir ». La communication devient partie intégrante des critères de croissance d’un pays [5]. Second Life est symptomatique de cet état de fait : les objets produits dans ce jeu correspondent à cette redéfinition des valeurs marquant la prévalence de l’immatériel sur le matériel. Cependant, tous les biens ne sont pas immatériels sur Second Life. La banque HippiePay se vante d’être « the best way to earn money on Second Life ». Elle entretient de fait des partenariats avec une dizaine de sites Internet commerciaux. Le joueur est amené à acheter les biens matériels de ces sites pour bénéficier d’une récompense en Linden dollars. Le produit acheté peut ensuite être livré à domicile suivant la procédure de n’importe quel autre achat en ligne. En cela, Second Life semble bien reproduire et étendre les logiques économiques déjà à l’œuvre dans les pays développés.

De la reproduction au remplacement, il n’y a qu’un pas, inévident, mais qui semble avoir été franchi. On ne peut pas encore affirmer avec certitude que le téléchargement nuit réellement à l’industrie du disque. En revanche, lorsque je peux lire Libération, Le Monde, Le Figaro, l’AFP, le New York Times sur le Net, je n’ai plus réellement de raison d’en acheter une version papier. Le célèbre magazine Life vient de basculer sur Internet, abandonnant la version papier. Une visite dans les bureaux de l’agence Reuters sur Second Life achèvera de convaincre les plus réticents de la possibilité de la substitution. La particularité de Second Life, c’est de constituer un environnement économique complet. Il y a une offre diversifiée, des magasins, des vendeurs, des producteurs, une interface sociale où les biens achetés prennent une place, offrant des possibilités techniques ou une gratification, de la publicité, du bouche à oreille, une monnaie, et tout cela dans un seul environnement, dans un seul jeu.

Quelle décroissance ? Le grand détournement
Le monde virtuel n’est pas plus infini que le monde réel. On est même pour l’instant plus vite confronté à sa finitude, puisque l’on peut se téléporter d’un bout à l’autre du monde en une seconde. En revanche, Second Life est extensible et cette extension connaît peu de limites. Cette vie numérique repose sur des structures matérielles, des réseaux électriques, des câbles, des serveurs informatiques, des ordinateurs individuels... Mais sur un nouveau serveur informatique, on peut créer et animer tout un continent. Il y a un décalage d’échelle. Dans la petite boite du serveur, on peut faire exister des boutiques virtuelles destinées à la vente d’ordinateurs, de serveurs, d’électricité, et puis un autre continent, avec routes, villes... D’ailleurs, le support technique qui permet de jouer à Second Life existe déjà et recoupe bien d’autres usages (l’ordinateur servant de machine à écrire, de télévision, de console de jeu, de boîte aux lettres, etc.). Pour le dire en un mot, la relation avec la finitude est beaucoup plus complexe, plus floue, dans le monde numérique. On a l’impression d’un monde que l’on pourrait toujours étendre ou, du moins, dont on est encore incapable de percevoir les bornes.

L’économie de l’immatériel repose en grande partie sur ce que Pierre Musso appelle « la rétiologie », ou l’idéologie des réseaux : « Elle combine un concept et une opération symbolique dégradés et usés pour célébrer les nouveaux réseaux techniques et apporter la promesse des transformations de la société, des usages, des services, des organisations, de l’économie, des territoires, etc. [6] » Internet devient le lieu d’un déploiement infini de la croissance : l’immatériel ne connaîtrait pas de limites grâce au caractère abstrait de ses signes. C’est l’idée d’une révolution technologique avancée par des sociologues comme Manuel Castells [7], que Musso critique ici. En fait, ces nouvelles technologies sont limitées par leur usage. Cet usage se caractérise par un investissement de temps et d’argent, mais aussi par un engagement. Les individus derrière leurs avatars donnent un sens à leur présence, ils soignent leur apparence, certains s’engagent même politiquement à différents degrés dans la vie de la cité. Passer vingt heures par semaine sur Second Life, c’est un engagement. On ne risque pas d’y mourir, mais le corps tout entier est engagé dans cette entreprise.

Nous possédons ici un premier marqueur pour mesurer ce qui, dans les espaces numériques, procéderait de la croissance ou de la décroissance. L’engagement du joueur dans Second Life tend généralement vers cette finalité : accumuler du capital, en biens matériels ou immatériels. Qu’il s’agisse de se faire des amis, de collecter des objets ou des informations, l’évolution dans le jeu peut se traduire statistiquement. C’est l’une des caractéristiques du virtuel selon Pierre Lévy [8]. Des quatre causes aristotéliciennes dans l’univers des choses existantes [9], le virtuel se rapporterait aux causes finales. « Celle-ci est en effet au service d’une utilité, d’une création nécessaire à l’homme, celle de pouvoir s’inventer lui-même en quelque sorte », analyse Benoît Virole [10]. Ce finalisme à l’œuvre dans les pratiques de Second Life est peut-être le repère à l’aune duquel on peut commencer à penser des alternatives potentielles aux modèles de croissance.

Mais Second Life est-il un lieu approprié pour faire de la politique, et de là, une plate-forme susceptible d’avoir une influence sur le monde réel ? Les espaces numériques ont-ils les moyens de proposer un espace public, au sens d’Hannah Arendt, c’est-à-dire un lieu d’action et de paroles révélatrices dans la pluralité du monde de l’identité de l’individu ? Le monde de Second Life propose des objets immatériels. C’est pourquoi il ne peut constituer un espace naturel de sociabilité. « Ce qui est troublant face au surgissement d’un anéantissement physique absolu à l’intérieur du politique, c’est précisément qu’un tel retour en arrière soit tout simplement impossible. Car ici le politique menace précisément cela même qui, dans l’opinion de la modernité, constitue sa raison d’être, à savoir assurer la simple possibilité de la vie, et même celle de l’humanité tout entière. S’il est vrai que la politique n’est hélas rien d’autre qu’un mal nécessaire à la conservation de l’humanité, celle-ci a alors effectivement commencé à disparaître du monde, c’est-à-dire que son sens a viré en absence de sens [11]. »

Pour Arendt, un monde sans objet matériel est un monde qui se délite. La pluralité du monde n’est possible qu’à la condition d’être maintenue par des objets dont la matérialité sépare les individus. Or, les résidents de Second Life, s’ils se côtoient sous forme d’avatar sont par essence séparés, liés seulement par un artifice technique. Ce qui nourrit la pluralité du monde virtuel de Second Life se situe hors du jeu, dans le réel. Ce réel se caractérise par la présence d’ordinateurs, dont la matérialité sépare les joueurs et leur permet de déployer l’identité qu’ils souhaitent adopter pour leur avatar. S’il est des alternatives possibles aux systèmes de croissance à l’œuvre dans Second Life, c’est donc hors de Second Life qu’il faut les chercher.

Par ailleurs, il est encore plus complexe de percevoir l’impact de la croissance de l’économie numérique sur l’environnement numérique. Il n’y aura pas de réchauffement climatique sur Second Life, pas de saturation, pas d’épuisement des ressources. En un certain sens, il existe un environnement sur Second Life, mais pas de nature, pas de principe extérieur à l’activité humaine, et qui posséderait un principe de devenir interne. Il n’y a qu’un environnement, et cet environnement [12] est a priori maîtrisable. Par conséquent, le problème des limites de la croissance ne se posera pas dans cette modalité de l’urgence qui caractérise notre rapport à l’environnement réel.

La croissance peut donc sans difficultés être transposée dans le monde numérique. Peut-elle s’y épuiser ? Probablement pas. Peut-elle se passer de toute existence matérielle ? On ne peut qu’en douter. Il faut bien nourrir la population et produire, au minimum, les outils informatiques et l’énergie nécessaires au fonctionnement d’une interface économique virtuelle. En revanche, une part non négligeable de l’activité humaine consommatrice de matériaux, d’énergies, de carburant, peut se trouver transférée dans le monde numérique et y poursuivre sa croissance sans dégâts pour les ressources réelles. Pour être plus précis, ces nouveaux développements n’engageraient pas de dégâts supplémentaires.

Qu’est ce qui pourrait être fait sur Second Life et du même coup disparaître du monde réel ? La totalité des boutiques dont, sur Second Life comme dans la vie réelle, on connaîtrait le vendeur, la spécialité... Tous les déplacements professionnels, puisque l’on pourrait se rencontrer dans son chez soi virtuel bien protégé et dûment personnalisé. Les universités, les cinémas, les bureaux sont remplaçables par des modalités numériques. Plus besoin de construire des sièges sociaux, plus besoin de carburant pour transporter tous les employés des services, chacun pouvant travailler chez soi, tout en étant disponible au bureau virtuel. En fait, pour peu que l’on fasse preuve d’un peu de souplesse mentale, les transferts possibles du réel au virtuel sont presque infinis (la limite se trouvant dans la production de biens matériels non robotisés).

On est tout de suite saisi d’effroi en pensant cette société dans laquelle on peut rester enfermé chez soi et presque tout y faire (jusqu’à aller aux concerts en ligne). Cette vie sans contacts réels, sans frottements... Mais est-ce là le rôle de l’activité économique que d’entretenir ce frottement ? Si l’activité économique n’exige plus aucun mouvement du corps et de la matière dans le monde, est-ce pour autant que nous ne serons pas capables d’utiliser le monde réel pour y faire enfin tout autre chose que de produire ?

Modification de l’opposition croissance/décroissance.
En « voyageant » dans Second Life, le béotien pourra être étonné par le désir de reproduire les contraintes du monde réel et la fidélité avec laquelle ces dernières sont reproduites. On est vite questionné par les autres résidents sur les moyens de gagner de l’argent, sur les façons de travailler. Séduire à tout prix, réussir professionnellement, pourquoi tant de contraintes ? Pourquoi faire comme dans la vie réelle ? Cette vie n’est-elle pas assez pénible ? Ne pourrait-on pas se reposer un instant des logiques marchandes, de la frénésie, de l’argent ? Cet étonnement part d’une mauvaise question. Second Life ne propose pas seulement une simulation ludique de l’activité réelle. Le jeu propose une continuation de l’activité normale dans une autre sphère, moins habituelle. Il ne s’agit pas de créer un autre monde, mais de continuer celui dans lequel nous vivons déjà. Comme si la vie dans le monde réel recélait déjà un principe ludique, qu’il serait intéressant de pouvoir continuer hors des limites de la société matérielle.

Dans Homo Ludens, Johan Huizinga définit le jeu comme : « Une action libre, sentie comme « fictive » et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur [13]. » Cette définition met en avant une certaine marginalité de l’espace du jeu par rapport au monde réel. Le jeu n’est apparemment pas une activité sérieuse. Pourtant, lorsqu’on le pratique, et que l’on respecte ses règles avec application, des enjeux surgissent qui perdent leur caractère fictif en « absorbant totalement », bien que momentanément, le joueur. Le jeu est alors « une lutte pour quelque chose. Quelque chose doit “réussir” au prix d’un certain effort ». On remarquera que les frontières sont fragiles entre le sérieux et le ludique, dès lors que le jeu nécessite une complète adhésion du joueur pour remplir sa fonction de divertissement. La croissance qui, nous l’avons vu, tend à se déployer aussi bien dans le réel que dans le virtuel, répond à cette même définition : un système artificiel dont la légitimité repose sur l’exercice de ses conventions.

Qu’il y ait du jeu dans la vie réelle n’est pas impensable. Ce qui se propose ici comme jeu, c’est très précisément la croissance, le développement d’activités à l’infini, de continents, de routes, d’immeubles, de commerces... Ce qui nous mène à une question qui peut paraître ingénue : la croissance est-elle un loisir ? Ne vaut-elle pas essentiellement par sa faculté de distraction [14] ? On peut envisager aisément qu’une bonne partie de l’activité humaine est déterminée non par des nécessités matérielles, mais par le besoin d’échapper à l’oisiveté. Dans cette optique, une part de la décroissance reviendrait à résister à l’excitation, au désir de croître et de faire croître. L’idée d’une croissance qualitative pour freiner puis remplacer la croissance quantitative a été pensée sous différentes modalités par certains défenseurs de la décroissance. Mais notre analyse de Second Life nous invite à pousser le curseur un peu plus loin.

Si la croissance est au moins en partie une affaire de distraction, de jeu, alors la décroissance se définit comme le coup de sifflet qui interrompt la partie, comme ce qui extrait de l’activité ludique et demande un peu de sérieux dans le débat [15]. Faire cesser l’activité frénétique et distrayante, ouvrir des abîmes de réflexion en changeant radicalement de rythme, en brisant le lien intense fait de fascination et d’investissement qui lie le joueur et le jeu, l’humain moderne et la croissance économique. Demander à une personne de passer de l’économie mondialisée, numérisée, instantanée à une activité locale, lente, sans lustre, sans frénésie serait un peu comme demander à un joueur passionné de jeux vidéos de repasser au bilboquet.

Dans un monde virtuel, le plaisir est un facteur particulièrement important. L’immatérialité des modes de paiement réduit la distance qui sépare l’acquisition de l’objet de sa consommation immédiate. Les biens matériels et immatériels se distinguent dans Second Life par la vitesse de leur acquisition. Un bien immatériel s’acquiert instantanément, tandis qu’un bien matériel exige un dispositif de livraison à domicile, et le concours d’entreprises partenaires. Pour s’émanciper des logiques de croissance dont le déploiement ne semble plus connaître de limite, il faut garder à l’esprit qu’il demeure quelque chose dans notre relation aux autres qui résiste irréductiblement au plaisir de l’instant. Il ne s’agit pas tant du social – puisqu’il y a de la sociabilité sur Second Life et qu’elle en constitue même l’activité principale – que de ce qui dans le social résiste à notre appropriation : l’altérité.

Supprimer la matérialité du monde, c’est le rendre accessible à tous les entendements, tous les usages. Mais c’est oublier qu’entre ce monde virtuel et nous demeure un objet qui nivelle tous les regards : l’écran. Nous n’avons plus la prérogative de notre perception : l’ordinateur prend lui-même en charge ce qui peut être vu et ce qui doit être caché. Second Life est riche en décors utopiques pour servir de cadre à ses opérations financières. Mais bien que parfois soignées, ces mises en scène sont étrangement ternes, vide. Quel que soit l’effort esthétique mis en œuvre – et il peut être important – les immeubles, forêts, lacs, ou couchers de soleil n’ont pas d’autre fonction dans le jeu que d’agrémenter les échanges sociaux d’un habillage séduisant.

Entre la vision de l’écran et le regard de la perception se glisse tout le décalage qui rend possible l’investissement d’espaces de décroissance. « Les images monoculaires ne sont pas au même sens où est la chose perçue avec mes deux yeux. Ce sont des fantômes et elle est le réel, ce sont des pré-choses et elle est la chose : elles s’évanouissent quand nous passons à la vision normale et rentrent dans la chose comme dans leur vérité de plein jour. Elles sont trop loin d’avoir sa densité pour entrer en rivalité avec elle [16]. » Au-delà de la matérialité du monde, il y a un investissement du réel qui exige une présence plus intense que la simple application des règles d’un système. Dès lors, il devient possible de cesser de jouer, en éprouvant toujours du plaisir, et même mieux : un sentiment d’accomplissement. La rencontre avec l’autre, débarrassée des nécessités fonctionnalistes, ouvre sur une réhabilitation du réel comme espace d’ouverture, d’incertitude et d’espoir.

Pourquoi ne pas transférer cette logique dans le réel ? Confiner à la sphère de la croissance l’intensité et la précision fonctionnelle, la personne efficace afin de préserver une dimension dans laquelle l’individu existe dans sa totalité [17]. L’avantage du modèle ludique, c’est de produire l’idée d’une séparation. D’un côté, la frénésie du jeu, de l’autre, la vraie vie. Cette séparation a du mal à exister dans la sphère de la croissance réelle, tant cette dernière est omniprésente et omnipotente. Faire basculer l’activité ludique économique de croissance dans la sphère numérique permettrait de créer une frontière. Dans la fausse vie, dans la vie virtuelle, on peut jouer à la croissance. Après le jeu, il faut retourner dans la vie réelle, en assumer les déterminations et élaborer les modalités nécessaires de la décroissance, afin d’assurer la survie du groupe humain.

Comme on l’aura compris, cet article ne constitue en rien un plaidoyer pour Second Life, ou un discours apologétique naïf. Au contraire, nous avons détaillé les continuités entre économie virtuelle et réelle, la fragile limite qui les sépare, les logiques qui les traversent de la même manière. Mais c’est justement dans cette similitude que l’on pourrait trouver un usage de la vie numérique intéressant pour le monde commun.

Cet usage, ce ne serait rien de moins qu’une substitution [18] On a d’une part l’activité économique, frénétique, vouée à la croissance, au plus, à l’augmentation, et qui réalise dans la société une sphère d’excitation, de jeu, de fascination. De l’autre, on a la sphère du jeu, dans un monde numérisé dont on ne perçoit pas les limites, qui offre les mêmes propriétés excitantes, ludiques, fascinantes, et qui permet le développement de presque toutes les modalités de l’économie, avec un impact très limité sur l’environnement. Pourquoi ne pas substituer l’un à l’autre ? Pourquoi ne pas faire basculer une grande partie des activités dans le monde numérisé ? Certes, le monde numérisé procède d’une aliénation du corps mais la vie réelle aussi. Les résistances à la virtualisation de l’économie sont multiples et diffuses.

Pour donner un exemple simple et proche de nous, pourquoi l’universitaire est-il persuadé que sa présence réelle devant ses étudiants est absolument irremplaçable [19] ? Qu’est ce qui lui prouve qu’une salle de classe virtuelle, créée dans Second Life serait moins efficace ou agréable ? Qu’est ce qui passe par le corps réel qui ne passerait pas par le corps virtuel, tout autant façonnable et parlant ? Il est inutile de répondre définitivement à ces questions complexes, exprimant une forme de résistance à la dimension numérique. Intuitivement, on pourrait dire que la substitution du virtuel au réel se verra toujours opposer le désir d’être directement l’acteur de sa propre vie, immédiatement.

L’humain ne veut pas être un agent rationnel, fonctionnant dans une interface virtuelle. Il y joue pourtant. « Cet homme techno-socio-scientifique verrait le social comme un champ d’application de ces recettes, parfois même en se proclamant écologiste. Le politique deviendrait alors une simple ingénierie sociale [20] ». À cela, notre part d’humanité résiste, avec plus ou moins de succès. Mais pourquoi ne pas circonscrire le champ de l’humain modernisé, de l’humain rationalisé, à la sphère du numérique et du jeu, au lieu de laisser cette sphère s’étendre dans toute la société ? Pourquoi ne pas renvoyer, autant que faire se peut, la croissance dans ce domaine virtuel, qu’elle a créé, qui lui appartient et qui lui ressemble tant ? Et ainsi, abstraire ces enjeux du monde concret, et lui rendre son temps long, ses déterminations propres et sa dimension infiniment poétique.


[1Jeu à univers persistant, sans but. On y travaille, discute, gagne de l’argent, entretient des relations « amoureuses » ou « amicales » voire « sexuelles ».

[2Sur le sujet, voir Laurence Raynaud, L’Utopie de la monnaie immatérielle, PUF, Paris, 2004.

[3Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Galilée, Paris, 1981.

[4Rapport au ministère de l’Économie des finances et de l’industrie ; novembre 2006.

[5« L’information est clairement le nouveau carburant des échanges économiques », p. 15.

[6Pierre Musso, Critique des réseaux, Puf, Paris, 2003.

[7Manuel Castells, La Société en réseaux, Fayard, Paris, 1996 : « C’est le début d’une vie nouvelle, ou, plus exactement, d’une ère nouvelle, l’ère de l’information caractérisée par l’autonomie de la culture par rapport aux fondements matériels de l’existence. »

[8Pierre Lévy, Qu’est ce que le virtuel ?, La Découverte, Paris, 1995.

[9Aristote, Métaphysique.

[10Benoît Virole, Du bon usage des jeux vidéo, Hachette, Paris, 2003.

[11Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Seuil, Paris, 1995.

[12La « nature » qui échappe aux programmateurs et aux joueurs, c’est l’existence d’un réseau électrique et d’un réseau informatique mondial performant.

[13Johan Huizinga, Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, Paris, 1951, p. 34.

[14Et de là, on peut se demander si elle n’est pas en grande partie remplaçable par de la distraction.

[15Ce qu’on ne retrouve pas dans le sous-titre du Journal de la décroissance et de la joie de vivre.

[16Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, Paris, 1964, p. 22.

[17On pourrait opposer, dans les termes de Talcott Parsons, une relation spécifique et une relation diffuse. Dans la sphère de la croissance et du jeu, on n’engage qu’une fonction, qu’un avatar fonctionnel (et plus si affinités) – relation spécifique. En revanche, hors du jeu, hors de la croissance, on n’engagerait que des relations diffuses.

[18Loin d’être un vœu pieux, cette substitution est un phénomène réel, et dont on voit mal quel obstacle pourrait freiner le développement. On peut déjà lire la trajectoire technologique. Cependant, cette substitution ne passe pas par un « jeu » de simulation de vie, c’est-à-dire une interface économique complète, mais seulement pas des interfaces spécifiques (un site SNCF à la place de guichets, par exemple).

[19Des cours virtuels, à heure fixe, impliquant des universitaires sérieux ont déjà été organisés sur Second Life.

[20Alain Gras, avec la participation de Sophie Poirot-Delpech, Grandeur et dépendance, Sociologie des macro-systèmes techniques, PUF, Paris, 1993.