Vers une autonomie énergétique locale

dimanche 7 novembre 2021, par Laure Dobigny

Si la question énergétique se voit aujourd’hui propulsée sur le devant de la scène médiatique et politique, le débat ne porte essentiellement que sur les sources d’énergies probables, souhaitables ou encore envisageables. Des énergies renouvelables (EnR) au nucléaire, en passant par les projets de la technoscience aussi démesurés qu’inutiles (hydrogène, « charbon propre », ITER, etc.), la question posée reste « quoi » bien plus que « comment ». Et pour cause, s’interroger sur les convertisseurs et systèmes énergétiques, c’est poser la question de l’idéologie sous-jacente aux choix technologiques. Ainsi, bien qu’on ne puisse que se réjouir de la place – tant dans les débats que dans les installations – que prennent les EnR, ne s’inscrivent-elles pas dans la continuité des technologies modernes, c’est-à-dire de l’idéologie de croissance ? Au-delà de l’énergie utilisée, ne serait-ce pas la technique employée qui caractérise un changement social ? Le fondement de ce questionnement est que, si une société décroissante, du point de vue énergétique, reposait avant tout sur l’absence de consommation ou « négawatt », une part incompressible d’énergie resterait néanmoins nécessaire. Quel système énergétique serait alors compatible avec une société de décroissance et surtout, car il s’agit bien de penser la transition, permettrait d’atteindre une sobriété ? Ce changement de système énergétique n’est-il pas d’ailleurs déjà en œuvre ?

Technologie et idéologie
Le développement rapide des grands projets EnR apparaît nécessaire face à l’urgence écologique de réorienter nos choix énergétiques. Bien que seules les EnR représentent une alternative énergétique réelle, de tels projets se situent pourtant dans la linéarité de nos usages énergétiques et de nos fondements idéologiques s’exprimant dans la technique. Par là, ils ne peuvent être pensés comme transition vers une décroissance. S’il sera davantage fait ici allusion au réseau électrique, l’analyse peut s’étendre à tous les systèmes énergétiques actuels.

Un même rapport à la nature tout d’abord. L’usage des énergies fossiles et fissiles semble significatif d’une « conception moderne » du monde : le rapport d’extériorité – et de prédation – de l’homme envers la nature par le pillage des ressources et la maîtrise de la puissance. Mais en quoi la construction d’énormes barrages hydrauliques, en déplaçant le lit d’un fleuve, inondant des hectares, créant de gigantesques retenues d’eau, modifiant entièrement le paysage sur de grandes distances et déplaçant des populations entières, ne relève-t-elle pas d’une artificialisation de la nature, manipulée et dominée [1] ? Que l’énergie hydraulique soit une des rares EnR à n’avoir jamais été abandonnée malgré l’essor des énergies fossiles en est révélateur. L’Union européenne n’inclut ainsi dans sa définition des EnR que l’hydraulique inférieure à dix mégawatts [2] – pourtant la source d’énergie reste identique. La technique caractériserait-elle davantage l’idéologie qui la sous-tend que le type d’énergie utilisée ? Le débat sur les gros convertisseurs n’est pas élargi aux autres EnR, alors que tous s’inscrivent dans une même continuité technologique, c’est-à-dire dans cette même conception du monde. Si prendre en compte l’environnement [3] de l’homme, préserver son « contexte », n’est pas une conception d’extériorité radicale entre l’homme et la nature, elle n’en reste pas moins une vision anthropocentriste du monde. La nature est toujours un immense réservoir de ressources, mais qu’il faut préserver, voire faire fructifier, pour permettre l’existence future de l’homme [4]. Et ce n’est pas incompatible avec le développement.

Une même conception du bien-être social donc. Les convertisseurs sont en effet indissociables du système énergétique dans lequel ils s’insèrent : de grandes unités de production d’énergie n’ont de sens que dans un vaste réseau centralisé. Or, ces macro-systèmes techniques [5], que sont les réseaux énergétiques, reposent sur une conception particulière du bien-être social qu’est la croissance. Conception déterminant également une organisation sociale [6] spécifique, que caractérise un réseau énergétique fortement centralisé, dont les individus sont totalement dépendants. Y insérer de grandes installations d’EnR n’est pas un changement de paradigme, c’est au mieux un aménagement de l’idéologie de croissance – ou « développement durable ». Ces grands convertisseurs nécessitent aussi, en eux-mêmes, un important système technique pour leur construction mondialisée, leur installation et bien sûr leur maintenance.

Continuité idéologique et technologique donc ; légitimité de l’organisation sociale en place, par l’impossibilité de concevoir un système énergétique autre.

Dès lors, une décroissance énergétique est inatteignable : ne sont remises en cause ni la surproduction d’énergie ni les considérables pertes sur le réseau. Interroger les besoins et consommations énergétiques est en fait impossible avec un tel réseau. Cette énergie invisible, immédiate et immatérielle empêche toute conscience de sa mise en œuvre dans le quotidien. On voit difficilement comment les consommations pourraient donc cesser d’augmenter, voire se stabiliser. Alors, insérer des EnR sur le réseau, c’est faire presque l’aveu de leur impossible substitution totale aux énergies fossiles ou fissiles. Répondre à une telle demande, en tenant compte de l’intermittence du soleil et du vent qui sont l’objet des principales installations, nécessiterait en effet des installations en surcapacité. C’est-à-dire, une surproduction de matériaux nécessaires à leur construction – qui commencent déjà à manquer – ainsi qu’une importante mobilisation de l’espace. L’impact environnemental serait considérable. Un choix qui se révèle donc peu probable, légitimant le recours, plus substituable, au nucléaire comme aux alternatives les plus folles.

Un système énergétique donné inclut donc toujours dans une même logique toutes les énergies utilisées. Le « gros EnR » est pensé-pour et inséré dans un système énergétique qui repose sur une conception moderne du monde et particulière du bien-être social qu’est la croissance. Une même énergie peut être employée dans deux systèmes techniques au sens social antagonique. Donc au-delà de l’énergie choisie, c’est bien sûr les techniques utilisées qu’il s’agit d’être vigilant. La technique a en effet toujours un sens social : intermédiaire entre l’homme et la nature ainsi qu’entre les membres d’un groupe [7], elle est moyen d’action sur le monde. À une rupture idéologique correspond forcément une rupture technologique. Ce n’est dès lors qu’avec des systèmes énergétiques en discontinuité radicale qu’une décroissance est pensable.

L’autonomie locale : l’énergie de la décroissance ?
Discontinuité que constitue sans nul doute l’autonomie énergétique locale au moyen d’EnR. Ce système énergétique est-il néanmoins compatible avec une décroissance ? Les convertisseurs sont techniquement identiques à ceux décrits précédemment, mais de petite envergure ou à la mesure d’un homme et dans un système énergétique inverse : l’autonomie de production. Une étude de terrain réalisée en 2005, auprès de personnes en autonomie énergétique totale ou partielle au moyen d’EnR dans leur habitat [8], nous permet de dégager quelques caractéristiques de ce système énergétique, et d’en évaluer le sens social.

Des EnR à la sobriété énergétique
Que ce soit en autonomie partielle ou totale, l’usage de petits convertisseurs d’EnR conduit à la sobriété énergétique. Celle-ci découle de la proximité des lieux de production et de consommation d’énergie : avoir conscience de la production amène à consommer différemment. En effet, la proximité de la production (fluctuante et limitée) permet le « dévoilement [9] » de l’énergie. Dévoilement qui modifie le rapport de l’acteur à l’énergie : elle acquiert une valeur symbolique qui s’oppose à son gaspillage. La connaissance du système technique donne donc sa valeur à l’objet – en dehors du rôle qu’il peut avoir dans le jeu des interactions sociales – et cela influence directement les usages et la consommation d’énergie.

Et la valeur qu’acquiert l’énergie pour les acteurs est la stricte inversion de sa définition économique. L’énergie, gratuite, est perçue comme un bien rare et précieux. Ce renversement de valeur tient à la visibilité de la production d’énergie, son caractère fluctuant, sa médiateté et son incidence sur la satisfaction des besoins. L’autonomie conduit donc également à une inversion de la logique de consommation moderne : ce n’est pas la satisfaction d’un besoin qui amène à consommer de l’énergie, mais la présence d’énergie qui permet la satisfaction d’un besoin. C’est-à-dire « prendre ce qui est là, quand c’est là », témoigne un acteur. Est ainsi adopté un mode de consommation économe, arbitré en fonction de la production, c’est-à-dire du temps météorologique.

C’est bien par la conscience du système technique – parce qu’il est proche ou que l’on y participe – que se modifie la consommation d’énergie. La visibilité de la production fait sens, elle rend conscient de l’énergie mise en œuvre ainsi que de l’acte de consommation et acquiert donc une valeur. Cette valeur conférée à l’énergie sort alors du cadre de l’habitat : s’instaure chez les acteurs une réflexion énergétique systématique pour tous leurs choix quotidiens de biens de consommation (services, objets techniques, alimentation, mobilité, etc.).

Un autre rapport à la nature
Dans l’usage de ces techniques, il s’agit de se greffer sur un phénomène naturel sans le modifier, de préserver plutôt que de détruire. Ainsi, le micro-hydraulique – pour reprendre cet exemple – est « au fil de l’eau ». Il y a, de plus, une forte dépendance de l’acteur aux phénomènes naturels pour ses besoins énergétiques. Cette dépendance modifie et, en même temps, inscrit l’acteur dans un autre rapport à la nature. Un rapport qui n’est pas soutenu par un quelconque utilitarisme, car si l’acteur devient davantage dépendant des phénomènes naturels pour ses besoins énergétiques, son rapport à la nature, il le conçoit moins comme une interdépendance que comme un « équilibre ». Ce qui se manifeste, dans les pratiques, par des logiques de préservation et d’usage raisonné tant de l’énergie que des ressources naturelles. Pour un acteur, ce sera par exemple la gestion à long terme du bois sur son propre terrain, utilisé comme unique énergie de chauffage. Chez la plupart des utilisateurs s’instaure également une observation « réflexe » des conditions météorologiques, de par leur incidence (originaire) sur la production d’énergie, qui est à comprendre comme « attention de » et rompt radicalement avec une position d’extériorité. Certains utilisateurs acquièrent ainsi une connaissance météorologique très précise, basée par exemple sur l’orientation de leur éolienne.

Ni prédation, ni extériorité, l’usage de ces techniques s’inscrit davantage dans un rapport de cohabitation, au sens d’un espace commun, c’est-à-dire proche d’une conception écocentrée du monde.

De l’« outil convivial » à une autre organisation sociale ?
Autonomie et décroissance sont nécessairement liées, puisque l’autonomie conduit à la sobriété. Les caractéristiques d’une technique compatible avec la décroissance sont donc assez proches de la notion d’« outil convivial » d’Ivan Illich [10]. Il tente en effet de définir un outil non liberticide, c’est-à-dire permettant davantage d’autonomie [11]. Se baser sur cette analyse nous permet dès lors d’évaluer le caractère « décroissant » des petits convertisseurs EnR mais aussi les conséquences sociales de leur usage, sur lesquelles porte avant tout l’analyse d’Illich.

Un outil est « convivial » dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté, lorsqu’il le souhaite, à des fins qu’il détermine lui-même, et son caractère convivial ne dépend pas de sa complexité (cela n’exclut donc en rien les technologies modernes). Mais il doit être au service d’une personne dans un groupe et non à celui d’un corps de spécialistes, contrôlé par l’homme, c’est-à-dire maîtrisable, à sa mesure et localisé. Si les objets techniques sont en effet de plus en plus « verrouillés » pour l’utilisateur [12], les petits convertisseurs d’EnR sont en revanche totalement maîtrisables (ils ne dépendent pas d’un réseau pour fonctionner et sont sous le contrôle total de l’individu) et appropriables. La plupart de ces techniques sont en effet simples et réparables [13]. En ce sens, ces techniques sont bien des outils qui suscitent la créativité, l’épanouissement et le savoir-faire autonome : beaucoup sont en effet auto-construites. De nombreux utilisateurs expérimentent aussi tout un tas de solutions pour augmenter le rendement énergétique de ces techniques, dans l’optique de les rendre toujours plus simples à auto-construire, pour être accessibles à tous sans connaissances techniques pointues [14]. Ils s’inscrivent donc dans cette « recherche radicale » qu’un outil doit permettre selon Illich, à savoir qu’un nombre croissant de gens puissent faire, et non avoir, toujours plus avec toujours moins. N’est-ce pas également l’objectif d’une décroissance ?

Plus d’autonomie pour davantage de liberté et d’équité sont les conséquences sociales de l’outil convivial selon Illich. En ce, finalement, qu’il n’exerce pas de « monopole radical » ; tel l’usage des EnR qui permet – force est de le constater – la coexistence d’autres modes de production. Cette autonomie en premier lieu énergétique a bien des répercussions plus globales sur la liberté d’un individu ou d’une localité. L’autonomie et la sobriété permettent en effet de s’extraire de cercles de dépendance qui s’imbriquent les uns dans les autres. Plusieurs acteurs ont ainsi diminué leur temps de travail, c’est-à-dire dégagé du temps mobilisable pour réaliser des objectifs non salariés, qu’il s’agisse d’activités culturelles, sociales ou d’auto-construction. L’autonomie d’une commune permet, de façon identique, la réalisation d’autres objectifs collectifs. Autonomie et sobriété ne sont pas non plus sans incidence sur l’équité, dans la mesure où, comme le démontre Illich, plus l’énergie abonde, plus son contrôle est mal réparti, c’est-à-dire que « plus d’énergie consommée demande plus de domination sur autrui [15] ».

À une échelle plus collective, changer de système énergétique conduit donc nécessairement à une modification de l’organisation sociale. L’autonomie locale et la sobriété énergétique permettraient notamment de relocaliser l’économie, de valoriser les productions locales, d’autres modes de concertation et de décision, plus collectifs, ainsi qu’une autre forme de solidarité.

De l’autonomie au lien social
Contrairement à ce que l’on pourrait croire en effet, l’autonomie ne conduit pas à la perte mais à la création de liens sociaux. Autour de l’usage d’EnR s’instaure en effet un échange de savoirs et d’expériences (localement ou plus globalement, par des visites, forums Internet, articles, conférences), la création de groupe de pairs, ainsi que des relations et entraides avec le voisinage autour de l’énergie et de la panne ; comme en témoigne cet acteur : « Ce qui m’intéresse dans le fait d’être coupé du réseau, c’est réussir à être coupé du réseau sans être coupé des personnes. Pour moi la recherche d’autonomie, ça n’a jamais été une recherche d’autarcie. Au contraire, ça a créé plus de contact humain que ça ne m’en a coupé. Ça a une portée que je ne recherche même pas [...] Rien que par la curiosité des gens, là je parle localement, qui se rendent compte... [...] Il y a des gens qui me connaissent aussi par ce biais-là, uniquement presque. »

Paradoxalement, plus d’autonomie individuelle conduit à davantage de liens sociaux, alors que plus les individus sont interdépendants les uns des autres, comme c’est le cas dans nos sociétés techniciennes modernes de « division du travail social », plus on observe un repli sur soi. Dans l’autonomie, en effet, on a conscience de la nécessité de l’autre, notamment en cas de panne. Autre, qui est identifié comme une personne tant physique que morale, le voisin par exemple. S’il s’instaure davantage de lien social, c’est parce que l’autonomie en révèle l’importance. En revanche, dans nos sociétés modernes – où l’interdépendance est totale – il y a une illusion d’autonomie et d’inutilité de l’autre pour la satisfaction de ses besoins. L’autre est effectivement invisible, il n’est que service ou bien marchand, comme l’intervention de l’agent EDF ou du chauffagiste.

Par l’autonomie apparaît ainsi une autre forme de solidarité reposant tant sur la nécessité de l’entraide que sur l’échange de savoir-faire.

Vers une autonomie énergétique locale ?
Alors, le passage de l’individuel au collectif ou de l’atomisation de ce système énergétique à sa généralisation, peut être discuté et diverger sur la forme : de petits réseaux collectifs ? municipaux ? des coopératives de particuliers ? etc. En revanche, le sens social d’un tel système semble bien compatible avec une décroissance, tout comme les modifications sociales qu’il engendrerait. Nous n’avons pas été exhaustifs sur ce point, car bien d’autres conséquences sociales peuvent en découler. Conséquences qui ne s’imposent pas extérieurement puisque le choix émerge toujours du social : c’est un changement social qui conduit à l’obsolescence d’un système énergétique ou de l’usage d’une énergie, et à l’adoption d’autres. Il n’en reste pas moins que les changements techniques ont des conséquences sociales, voire philosophiques, tant idéelles que par la concrétude d’un rapport au monde que la technique permet. Si le choix énergétique est déterminé – en amont – par des conceptions particulières du monde et du bien-être social, son usage réalise le passage symbolique de l’idéel au réel. Ainsi, par le grand barrage hydraulique, je « deviens » maître de la nature. En ce sens, la technique est bien moyen d’action sur le monde naturel et social. Mais l’adoption d’une technique modifie aussi à son tour le social, aux conséquences impensées lors de son choix, notamment par de nouveaux usages dans les rapports sociaux. Ainsi, l’objet technique « construit son sens en même temps qu’il modifie son contexte [16] » tant naturel que social. Et son usage peut conduire à une remise en question des conceptions sur lesquelles il repose [17].

Il y a ainsi un lien corrélatif entre, d’une part, changement énergétique et changement social, et d’autre part, entre système énergétique et organisation sociale – mais dont la réciprocité se situe sur des ordres de grandeur différents. Il faut donc bien se garder, dans une pensée de la décroissance, d’un quelconque déterminisme technique : un changement radical de technique ne conduirait pas, mais proviendrait d’un changement social radical, puisque ce choix technique émanerait du social.

La situation actuelle ne permet pas davantage le postulat d’un déterminisme matérialiste : l’épuisement des énergies fossiles et fissiles ou des métaux ne conduira pas indéniablement à la sobriété, l’autosuffisance locale, etc. Il n’y a tout d’abord jamais eu aucun déterminisme énergétique dans l’histoire, notamment en cas de crise d’une ressource donnée [18]. Et ce serait oublier l’aléatoire des bifurcations technologiques dans un contexte social spécifique, tel que le démontre Alain Gras [19], et donc la liberté de choix des sociétés humaines quant à leur devenir. Ainsi, comme nous l’avons vu, les choix techniques actuels émanant des pouvoirs étatiques ou industriels s’inscrivent toujours dans l’idéologie de croissance. Les alternatives énergétiques mises en place, en dehors du « grand » EnR, sont bien plutôt l’EPR, ITER, l’hydrogène, le charbon « propre », etc., qui ne vont ni dans le sens d’une sobriété, ni d’une autosuffisance locale.

Les alternatives sociales ne se résument donc pas aux simples alternatives énergétiques. Ainsi, tandis que les grands pouvoirs de la société perpétuent un système énergétique identique – et donc une même idéologie, émerge un système antagonique nécessairement porteur d’un autre sens social. L’autonomie locale séduit en effet de plus en plus de particuliers, communes ou villes. Un processus d’autonomisation qui ne se limite pas d’ailleurs à l’énergie. De plus en plus de communes reprennent la régie de l’eau, tout comme, de plus en plus de petits projets EnR se mettent en place, ici et là, à l’initiative des habitants, agriculteurs, communes et villes, voire des régions. Et il s’agit bien d’aller vers une autonomie, à travers des réseaux de chaleur ou la production d’électricité ; de nombreuses localités font en effet le choix de techniques dont elles peuvent assurer la maintenance, tout comme elles reprennent la gestion et l’entretien des réseaux d’eau.

Ce processus d’autonomisation énergétique, encore plus installé dans d’autres pays européens, en instaurant un système radicalement autre, ne peut être compris dès lors que comme le signe avant coureur d’un profond changement social à venir, mais déjà « en œuvre ».


[1Pour son paroxysme, on pensera notamment au barrage chinois des Trois Gorges, mais les barrages français s’inscrivent dans un rapport identique.

[2La distinction entre le gros et le petit hydraulique crée notamment un vif débat en Amérique du Nord, où celle-ci varie d’un État à l’autre. D. Egré, L. Gagnon et J. Milewski, « Les grands projets hydroélectriques : une énergie renouvelable et “verte” ? », Cuepe, novembre 1998.

[3L’usage de ce mot exprime à lui seul la prégnance d’une conception anthropocentriste, il permet de « bien souligner encore son caractère extérieur, avec toujours l’Homme au centre, comme à l’époque où la terre était considérée comme le centre de l’Univers. », selon J. Grinevald, « De la nature de l’économie à l’économie de la nature », in M. Dardenne et G. Trussart (dir.), Penser et agir avec Illich, Balises pour l’après-développement, Bruxelles, Couleur livres, 2005, p. 110.

[4Si prendre en compte le contexte n’implique pas l’abandon de l’anthropocentrisme, celui-ci ne repose pas nécessairement sur une conception humaniste – telle l’éthique environnementale développée par D. Birnbacher, tout aussi dangereuse pour l’homme que pour la nature, La responsabilité envers les générations futures [1988], Paris, PUF, 1994. Sur le caractère menaçant d’une telle éthique, C. Larrère, « Peut-on échapper au conflit entre anthropocentrisme et éthique environnementale ? », in A. Fagot-Largeault et P. Acot (dir.), L’éthique environnementale, Chilly-Mazarin, Sens, 2000.

[5Notion introduite en France par A. Gras, elle caractérise un système composé d’objets industriels, s’étendant sur un large espace, couplé à une technologie de l’information : l’état de chaque point est connu du centre de régulation, et soutient d’autres systèmes techniques, qui peuvent aussi être des macro-systèmes. Ce type de système apparaît à partir du XIXe siècle. In A. Gras, S. Poirot-Delpech, Grandeur et dépendance, Paris, PUF, 1993.

[6C’est-à-dire l’organisation politique, institutionnelle, économique et technique. Une organisation sociale particulière détermine donc le système énergétique choisi, qui est à ce titre une organisation socio-technique.

[7A. Gras, Fragilité de la puissance, Paris, Fayard, 2003, p. 235.

[8L. Dobigny, Des énergies renouvelables à la sobriété énergétique, Etude socioanthropologique des EnR dans l’habitat individuel en France, mémoire de Maîtrise, Université Paris 1, 2005.

[9Selon Heidegger, en effet, « Le pro-duire fait passer de l’état caché à l’état non caché, il présente (bringt vor). Pro-duire (her-vorbringen) a lieu simplement pour autant que quelque chose de caché arrive dans le non caché. Cette arrivée repose, et trouve son élan, dans ce que nous appelons le dévoilement. ». M. Heidegger, « La question de la technique », in Essais et Conférence [1954], Paris, Gallimard, 2004, p. 17.

[10La notion d’outil chez I. Illich ne porte pas uniquement sur la technique, elle regroupe tout objet, organisation, structure pris comme moyen d’une fin, et englobe donc autant les biens que les services. I. Illich, La convivialité [1973], in Œuvres complètes vol. 1, Paris, Fayard, 2005.

[11En effet, selon lui, si l’outil n’est pas maintenu dans une certaine limite, les moyens se changent en fins et ainsi, non seulement l’outil n’atteint plus la fin initiale de son usage, mais impose un monopole radical, en ce sens qu’il n’est plus possible que cohabitent d’autres outils et modes de production. De tels outils dominent alors l’individu et imposent une consommation obligatoire qui restreint son autonomie et sa liberté. I. Illich, La convivialité, op. cit.

[12Et ce « depuis le basculement dans l’ère capitaliste, et l’on peut considérer qu’un des objectifs de l’invention technique depuis lors consiste à enfermer l’objet technique dans un boîte noire, verrouillée pour l’utilisateur ou l’opérateur professionnel », selon A. Gras, Fragilité de la puissance, op. cit., p. 232.

[13Hormis le photovoltaïque, une technologie de pointe, dont la réparation reste très limitée.

[14Comme par exemple les multiples expériences pour mettre au point un revêtement sélectif sur les panneaux solaires thermiques auto-construits (technique pour l’instant uniquement industrielle) auxquelles se livrent les amateurs d’EnR, avec la recherche du moins coûteux, du plus simple et du recyclage, comme on peut l’observer sur un forum d’échange mis en place pour partager les savoir-faire et expériences du solaire thermique : http://fr.groups.yahoo.com/group/auto_construction_solaire_thermique/.

[15I. Illich, Énergie et équité [1975], in Œuvres complètes vol. 1, Paris, Fayard, 2005, p. 386.

[16A. Gras, Fragilité de la puissance, op. cit., p. 26.

[17Le fort développement technique avec les conséquences environnementales que l’on sait, n’a-t-il pas permis de montrer les limites d’une conception du monde qui sépare la nature de l’homme, démontrant que lorsque nous abandonnons nos artefacts, ils n’en cessent pas moins d’exister (la pollution par exemple), dévoilant ainsi une nature « vivante » qui se modifie par nos actions et agit à son tour sur nous ?

[18Ce que démontrent J.-C. Debeir, J.-P. Deléage et D. Hémery dans leur ouvrage collectif qui reste une référence sur l’histoire de l’énergie, Les servitudes de la puissance, Une histoire de l’énergie, Paris, Flammarion, 1986.

[19A. Gras, Fragilité de la puissance, op. cit.