Points de vue sur "la crise"

L’audace d’hésiter

dimanche 22 mars 2009, par Michel GUET

Les effets visibles et terribles d’un effondrement des civilisations riches et dominantes — qui entraîneront avec elles toutes les autres — se font sentir depuis l’été 2008 ; cela les dirigeants politiques et économiques du monde l’ont nommée « crise ». Nous nous sommes expliqués sur cet euphémisme qui fait nommer crise ce qui n’est en réalité que la conjonction et résultante d’une somme considérable de non-choix, de déni de réel et de comportements aveugles effectués bien en amont, nous ne reviendrons pas sur ce point, un autre nous préoccupe ici.

À cette prétendue crise, ces mêmes états-majors mondiaux prétendent porter remède par des dispositions qui nous semblent cautères sur jambe de bois. Plus grave nous paraît encore le présupposé de tout cela : l’homme maîtriserait son destin ; en effet, il lui suffirait de quelques aménagements économiques pour trouver soudain le chemin de la sagesse et du même coup serait enrayée la « crise » et maîtrisé le destin.

Il y a, nous semble-t-il ici, erreur sur l’homme qui est confondu avec l’individu. Certes, que le destin d’un individu puisse être maîtrisé par lui-même, (s’il en a le pouvoir, ce qui n’est déjà point accordé à tout le monde), est du domaine du possible, cela s’est vu et nous pouvons l’admettre. Mais quand il s’agit de l’Homme, écrit ici avec une majuscule, quand il s’agit de l’humanité, quand il s’agit de civilisation le problème est tout autre et, que nous sachions, rien ne s’est jamais « passé comme prévu », rien ne fut jamais maîtrisé. Nos sociétés d’individus n’ont pour gouvernail qu’une absence de gouvernail, elles sont aveugles, elles sont telosblind. Nous n’écrivons l’histoire qu’après. Nos sociétés n’ont pour sens, pour destin, que la résultante — en creux — d’une foule de comportements dictés par les intérêts immédiats et bassement corporatistes auxquels ne préside, tout au plus, qu’une idéologie factuelle résultant elle-même de ces mêmes intérêts pour peu que ceux-ci aient atteint l’espace public et soient dès lors érigés en doctrines que chaque citoyen intériorisera, notamment le primat de l’économie consumériste pour ne citer que celui-là.

Si les civilisations maîtrisaient leur destin et prêtaient une oreille attentive à la sagesse cela se saurait et l’histoire — elle justement — nous en fournirait quelques preuves. Pour ce qui concerne la modernité récente, l’Allemagne nazie et ses camps, la Russie et ses goulags, l’Amérique et ses Hiroshima suffisent largement à accréditer la certitude que nous ne maîtrisons rien qui nous conduirait à la sagesse, collectivement s’entend, même si cela reste possible pour quelques rares individus, lesquels mériteraient de ce fait, sinon d’être nos élus, à tout le moins d’être questionnés et écoutés... Mais l’idéologie dominante — elle justement — se fait fort de nous présenter ces hésitants comme les pires ennemis du « progrès ».

Nous venons d’évoquer une première confusion Homme/individu, il en est une seconde tout aussi pernicieuse qui veut que la maîtrise de la technique vaut pour maîtrise du destin collectif. C’est en tout cas le credo sans cesse rabâché de nos élites. Il semble bien, au regard de l’histoire, que la maîtrise de la technique ne se soit soldée presque exclusivement que par la maîtrise de la guerre et certainement pas de la paix ; faut-il pour obtenir cette dernière maîtriser le canon, l’acier blindé, l’atome ? (Oui bien sûr ! répondent en chœur tous les fauteurs de guerre.) Où réside la confusion ici, sinon à croire que maîtriser la technique revient aussi à maîtriser ses effets, or ceux-ci nous échappent totalement, quelques philosophes nous l’ont enseigné, et s’il en était autrement il n’y aurait point « crise ».

On le sait, les élites sont toujours en retard sur leurs avant-gardes, ailleurs comme en sciences car certains chercheurs new-age, ceux des nanobiotechnologies à qui une certaine métaphysique est possible (ils sont peu nombreux) crachent le morceau : « il nous a fallu longtemps [sic] pour comprendre que la puissance d’une technique était proportionnelle à son « incontrôlabilité » intrinsèque (...) En vérité, si nous n’éprouvons pas de l’inquiétude devant une technique, c’est qu’elle n’est pas assez révolutionnaire » , on ne peut mieux dire. [1]

De ces deux confusions cumulées, Homme/individu et techniques/effets — il en est certainement d’autres — l’idée de la maîtrise s’est imposée comme évidence. Plus encore, se persuader que nous maîtrisons nos destins est absolument nécessaire à qui veut en être résolument l’esclave, autrement dit nous ne serions pas placés devant un si terrible avenir si nous avions eu cette petite modestie d’admettre que nous ne contrôlions rien. Car, en ce cas, nous aurions eu, au bon moment, l’audace d’hésiter.


[11 - je dois cette citation du scientifique Kevin Kelly à Jean-Pierre Dupuy, elle est tirée
de son dernier ouvrage La marque du sacré, Carnet Nord, 2008, p.43.