Le sol qui nous porte

mercredi 2 septembre 2009, par Christophe Laurens

Le sol qui nous porte

En 1994 la douzième session des ateliers d’été de Cergy-Pontoise cherchait à
savoir "comment la nature pénètre dans la ville moderne à la fin du XXe siècle." Le lieu d’application retenu pour cette session intitulée "ville et nature" était décrit comme "l’espace compris entre l’Arche et la Seine" ; autrement dit, entre d’une part, un sommet de l’urbanité, représenté par l’ensemble du quartier de la Défense construit sur dalle, et d’autre part, un paradigme de la nature, incarné par le fleuve et la permanence de son écoulement.
« Parler de la relation entre ville et nature est une performance difficile. » Tels sont les premiers mots du journal de cette session. Signés par Bertrand Warnier, ils ne relèvent pas d’une précaution d’usage, mais touchent immédiatement au fond de la question. En effet, il y a autour de ces deux mots une multitude de notions qui semblent se résoudre et prendre sens dans la trop simple opposition entre ville et nature. Or, non seulement la ville n’est pas strictement une non-nature et la nature ne peut se résumer à l’idée de non-ville, mais les deux termes de cette opposition
ne sont pas de même tempérament. La ville ne renvoie pas ici vers une urbanité un peu théorique, mais vers une ville bien concrète, minérale et dense, bâtie par les hommes de la période moderne. A l’opposé, la nature est entendue comme
principe. Est nature tout ce qui échappe à l’homme et à sa maîtrise. Est nature le non-construit, entendu de manière la plus large ; Merleau-Ponty dit "le primordial", dans le sens de ce qui est en-deçà, ce qui est toujours déjà là, avant nous ; d’où l’idée d’une éternité de la nature.
Dix ans et quelques colloques plus tard, si l’écoulement de la Seine ou de l’Oise témoigne de cette éternité de la nature, la ville, elle, appartenant à l’histoire, s’est considérablement transformée. L’amplification de la croissance urbaine et le développement de ses effets sur l’ensemble du territoire, offrent aujourd’hui une visibilité à ce phénomène qui, s’il était déjà repéré et analysé en 1994, n’avait pas acquis l’évidence qu’il peut avoir aujourd’hui. Dans l’explosion de la croissance urbaine, ce n’est pas la nature qui a disparu, c’est la ville.
Il nous faut maintenant entendre la ville comme un moment de l’histoire de
l’implantation humaine et considérer que désormais, une autre logique prend
place. Ce qui disparaît, c’est la ville moderne, la grande ville de Baudelaire et de Walter Benjamin, cette série de pointes qui avaient un centre et une périphérie, c’est une certaine idée de la campagne et de la limite qui, d’un même geste, définissait cette ville et cette campagne. Ce qui se poursuit, c’est le fleuve, le vent clair et la lune brillante, les fruits mûrs, l’automne et l’odeur de la pluie.
Dans l’effacement de la limite entre ville et campagne, c’est tout l’agencement moderne du territoire, avec ses polarités urbaines, sa trame et sa mémoire campagnarde, qui va à la ruine. Ce qui tombe, c’est l’idée même de limite et avec elle celle d’une possible intériorité. Dire que la ville moderne tombe en ruine n’est pas ici une image, car « ce qui fait ruine, comme l’a relevé Emmanuel Hocquart dans La bibliothèque de Tanger, c’est moins l’état de délabrement (…) que la tombée de ce qui, auparavant servait à séparer ou à faire communiquer, sur une infinité de modes, des dedans et des dehors. Ruine désigne cette tombée (…) Ruine atteste proprement l’annulation des différenciations entre intérieur et
extérieur »
. Dans la poussière que soulève cet effondrement nous avons du mal à voir ce qui se construit, mais c’est bien une nouvelle façon d’habiter la planète qu’il nous faut maintenant réinventer. Si la discussion entre campagne et ville est en train de cesser, celle qui engage le construit et la nature se poursuit. L’enjeu, ce n’est plus la ville, c’est penser dans un même mouvement l’urbain et l’agricole, c’est-à-dire penser "la maison de l’homme" dans toute ses dimensions territoriales. Ce qu’il nous faut imaginer, pour le comprendre, c’est cette nouvelle modalité du construit que traque John B. Jackson à travers ses recherches sur le paysage contemporain. Un paysage, dit-il, est « un système artificiel d’espaces superposés à la surface de la Terre, […] C’est le lieu où les lents processus naturels de croissance, de maturité et de déclin sont délibérément mis entre parenthèses, et
[où] l’histoire leur est substituée ». Dans ces conditions, le métier de paysagiste consiste d’abord à voir et à entendre les situations et à y repérer le rôle du temps. Ensuite, une dialectique se construit entre le site et l’atelier pour produire une connaissance et sa possible traduction formelle. Ainsi, du cœur même de ce paysage contemporain d’après-ville, nous sommes en train d’imaginer la permanence d’une relation avec la nature. C’est une manière
de se tenir debout sous l’auvent du poète chinois Shitao. " Attendre. Entendre. Demeurer dans l’ouvert" et écouter avec lui, un "bruit d’orage au loin", ou simplement, à l’automne discutant avec un ami, saisir l’instant où, sur le sol, éclate une bogue de châtaigner arrivée à maturité. « La nature est un objet énigmatique
écrit Merleau-Ponty dans "La Nature" ; elle n’est pas tout à fait devant nous. Elle est notre sol, non pas ce qui est devant, mais ce qui nous porte ».

in City-Lab N°1, hiver 2004/2005