La Grée : un collectif de plein gré

« Si tu veux aller vite marche seul, si tu veux aller loin marche avec d’autres » Proverbe africain

mercredi 10 novembre 2010, par Claude LLENA

Grâce aux journées du camp des ami-e-s de Silence nous avons eu le plaisir de nous entretenir avec les acteurs de cette expérience . Ils nous ont fourni un ensemble d’informations nous permettant de mieux comprendre leur fonctionnement.

Naissance d’un collectif

Source : Revue silence

Le collectif s’est bâti autour du manoir de La Grée qui aurait plus de
1000 ans d’existence. Ce lieu a appartenu, sur plusieurs générations, à une grande famille de propriétaires terriens. A l’abandon depuis une trentaine d’années, le manoir n’était plus habité pour des histoires d’héritage. La nature avait repris ses droits, ronces et buissons s’étaient réappropriés le territoire, « lorsque nous avons pris possession du manoir, l’allée était pleine de ronces. On voyait à peine la façade » insiste Patrick. La charpente et l’étage de la bâtisse se sont effondrés, la chapelle avait été pillée et son toit fortement dégradé... Ces bâtiments étaient accompagnés de 5 ha de terrain en friche... C’est un lieu plein d’énergies, « il nous impose respect et humilité. Durant l’histoire, il a été occupé par un pouvoir fermé, nous souhaitons ouvrir le lieu aux gens car il ne nous appartient pas… Il est la propriété de tous… » précise Mata.
S’il se dégage quelque chose de très fort de ce collectif c’est certainement dû à la volonté de chacun d’aller dans le sens du projet. Patrick nous le confirme : « Notre grande force c’est d’avoir compris très tôt que le projet collectif s’imposait aux individus. La volonté première de chacun c’est que le collectif fonctionne. Ça nous donne une grande force pour continuer d’aller de l’avant ». D’ailleurs, le collectif ne compte pas ses heures et se dit prêt à retrousser ses manches pour aller vers la réussite de l’expérience. Le travail n’est pas une finalité mais un moyen : « J’envisage le travail comme une recherche permanente de la satisfaction de mes besoins » précise Xavier.

La question du foncier

Comme toujours la question du foncier est centrale. En effet, comment accéder à la propriété de la terre ? A La Grée, dés les débuts, l’expérience parait insensée… D’autant que le groupe n’a guère de revenus pour l’acquisition du manoir et des 5 ha de terres dont le montant s’élève à 75 000 euros. Cela va se faire en 2005 par le biais d’une Société civile immobilière (SCI) crée par Christophe et Mata. Elle est censée trouver des partenaires capables de financer une partie du capital initial. Mais en 2007, la ferme adjacente est en vente (plusieurs bâtiments accompagnés de 25 ha de terre). Il faut trouver 175 000 euros supplémentaires… La grande force du collectif sera de faire preuve d’une telle détermination qu’ils vont être capables de transformer du capital social en capital financier. Cette alchimie sociale et financière est une des clés de la réussite. En effet, le groupe va multiplier les interventions publiques (foires, marchés écolos, rencontres de citoyens solidaires…) et communiquer autour de son projet. Au total, environ 50 personnes ou personnalités morales vont les rejoindre et constituer les 200 parts de la SCI (chaque part est de 1 500 euros). A cela s’ajoute des emprunts contractés avec des personnes physiques. Effectivement, pourquoi ne pas participer au projet lorsque l’on se sent proche des valeurs défendues par le collectif ? Sylvie, une des associées de la SCI n’habitant pas à La Grée, va dans ce sens : « Nous avons voulu aussi participer à l’acquisition de ce lieu sans passer par les banques. Les citoyens sont-ils capables de se réapproprier leur épargne ? De toute façon acheter à plusieurs c’est génial… ! ».
A cela s’ajoute l’association Les ami-e-s de plein grée qui participe à l’animation (organisation de spectacles ou de la fête annuelle de La Grée…). Elle apporte la souplesse et la convivialité nécessaires pour ce genre d’expérience. Son action permet de maintenir une ouverture du lieu vers l’extérieur et de faciliter le lien avec les partenaires.

L’organisation productive

Les membres du collectif de La Grée ont tous des savoirs faire particuliers qui les amènent à être autonomes pour bon nombre de besoins rencontrés. Maraichage, production de céréales et four à pain traditionnel, production d’énergie solaire et éolienne, autoconstruction et autoréhabilitation des bâtiments, animations culturelles… le tout dans le respect des équilibres écologiques et sociaux. Ces productions ne les coupent pas de la marchandisation et du modèle dominant puisqu’il convient de vendre et de proposer des biens et services aux personnes extérieures mais ils ne le font pas dans un esprit uniquement mercantile. Nous n’avons pas à faire à un collectif enfermé sur son propre fonctionnement. Ils ne recherchent pas l’autarcie ou le repli sur soi mais l’autonomie que Xavier définit ainsi : « rechercher la cause de chaque problème non pas chez l’autre mais en soi. Trouver quels besoins ne sont pas satisfaits et assumer la responsabilité de leurs satisfactions c’est ce que nous appelons l’autonomie ». Henri, détenteur d’une part de SCI sans vivre régulièrement à La Grée en est le témoin : « Chacun possède des compétences qu’il met au service du collectif. Ainsi, le groupe peut tendre vers l’autonomie ». Il existe donc une division du travail en fonction des spécialités de chacun. C’est un peu comme si chaque acteur était un morceau du puzzle et c’est l’ensemble des spécialités qui fait l’autonomie du groupe. Cette dernière s’acquiert aussi par l’apprentissage collectif de nouvelles compétences. Rien n’est figé, tout le monde doit continuer à apprendre et ce au niveau personnel comme au niveau professionnel. Dans l’esprit de tous, les choses sont liées et le groupe apprend en avançant.
L’activité productive a d’ailleurs une finalité de formation : « j’ai besoin de faire ce que je sais faire mais aussi de le transmettre et de le faire partager » confirme Christophe. Les plus jeunes du collectif en profitent pour s’épanouir dans le faire mais aussi dans le dire. Car ce qui est enseigné à La Grée c’est bien plus un apprentissage global qu’une spécialisation comme dans le modèle dominant. Manu 24 ans, étudiant en agronomie et vivant à La Grée depuis quelques mois, en témoigne : « Ici, tu apprends à faire mais tu apprends aussi à écouter, à dire… C’est pour moi une formation totale. Ça me change de ma formation à l’agro… Là-bas, on te spécialise tellement que par la suite tu ne sais plus rien de l’essentiel des rapports humains. A La Grée, j’apprends au niveau cultural mais aussi au niveau culturel. J’apprends à être un homme complet. C’est bouleversant… ». La recherche d’autonomie est un long parcours qui passe forcément par la formation. Il faut du temps pour fabriquer un homme complet, mais la temporalité de La Grée n’est pas la même que celle du modèle dominant. Si on sait prendre le temps, le résultat est au rendez-vous : « j’ai été longtemps considéré comme un homme à tout faire, le lieu me transforme en un homme à tout être » précise Xavier.
Le collectif fait la démonstration que l’être humain ne se résume pas à l’homoéconomicus et aux schémas du paradigme libéral. Si le système dominant cherche à nous transformer en consommateur ou/et en producteur, les membres du collectif font le choix de former des homositus . C’est-à-dire des êtres humains capables de trouver des solutions en eux ou plus encore autour d’eux pour satisfaire leurs besoins. Patrick nous le confirme : « Ensemble on a toujours une réponse adaptée à nos besoins. Et puis progressivement tu apprends à prendre confiance en tes savoirs faire, tu doutes de moins en moins car tu sais que tu es épaulé si tu as un problème. Le collectif c’est magique… ». Il faut dire que le groupe a entrepris depuis longtemps une réduction drastique de ses besoins. Il a su déplacer sa demande de biens vers plus de liens. Ainsi, la convivialité a pris le pas sur l’impératif de consommation. La satisfaction des désirs l’a définitivement emporté sur les besoins socialement fabriqués.

L’organisation sociale et décisionnelle

En ce qui concerne les relations sociales, les acteurs de l’expérience affirment souvent fonctionner comme une grande famille, « nous formons une âme commune… Il faut comprendre qu’un collectif est une famille choisie avec laquelle on partage un quotidien » témoigne Gilles. Nico, le cadet de l’équipe, 20 ans, surenchérit : « Les relations sont basées sur la confiance et je me sens soutenu, c’est fondamental. Je me sens reconnu pour ce que je suis et j’ai l’impression d’avancer… J’appelle tout le monde cousins car pour moi, on est une grande famille ». Au-delà de la relation filiale existe un ensemble de valeurs centrées sur la convivialité et le respect de l’autre qui incarnent le collectif.
Au niveau décisionnel comme ailleurs, le plus facile est de reproduire les schémas sur lesquels nous avons été construits. Mais comment innover, comment produire et vivre ensemble autrement ? Cela commence sûrement par les relations humaines, le niveau décisionnel. Par exemple, à La Grée, les décisions sont prises au consensus. Une réunion formelle se tient tous les lundis matin. Après un tour de parole où tout le monde doit exprimer son ressenti, ses objections, une position collective s’impose. Si le consensus n’est pas trouvé, la décision peut être renvoyée à plus tard. Ici la temporalité est différente. Il est préférable que chacun ait pris le temps de la réflexion plutôt que d’imposer une décision par la force au prétexte que le temps manque. Nous ne sommes pas dans la même temporalité que le modèle dominant. Il s’agit d’une gestion raisonnable et non pas rationnelle du temps . Cette règle fondamentale ne serait-elle pas une piste à suivre pour les associations ou tout autre collectif en manque d’imagination décisionnelle ? Sylvie nous donne quelques éléments de réponse : « C’est vrai nous sommes tous dans des associations et nous ne parvenons pas toujours à régler les conflits. Les désaccords ne sont pas constructifs mais oppositionnels. La pensée et les pratiques sont souvent binaires. Je suis d’accord ou je ne le suis pas… ! Alors que si on a un projet qui transcende les intérêts individuels alors là, on peut passer à une décision au consensus avec plus d’horizontalité ».
Si s’organiser dans l’horizontalité exige du temps, les évolutions ne sont pas linéaires. Les collectifs évoluent souvent en période de gestion de crise. Cela a été le cas à La Grée. Lorsque des tensions sont apparues à l’intérieur du groupe il a fallu réagir. Xavier a été de ceux qui ont proposé la sociocratie comme outil de communication et de prise de décision collective. Elle régule la prise de parole, tout le monde est écouté. La parole de chacun est respectée au fur et à mesure chacun prend confiance en lui et ose affirmer ses différences. Xavier, un des initiateurs de cette innovation nous en dit plus : « La sociocratie a fait plus qu’apaiser le groupe dans ses conflits, elle l’a transformé. Aujourd’hui, il y a une écoute du désaccord, vécue comme source d’enrichissement ».

Un long processus vers l’harmonie

Au départ, Christophe et Mata ont mis en place le projet, puis d’autres sont arrivés pour poursuivre le processus d’autonomisation que les fondateurs ont inscrit sur des valeurs qui sont leur ligne d’horizon. Mata nous précise : « qu’il est bon aujourd’hui de pouvoir se reposer sur les copains ». Mais la cohésion n’a pas toujours été au rendez-vous. En effet, il y a eu des conflits internes qui se sont réglés par le départ de certains. La fuite est parfois perçue comme la seule issue aux problèmes rencontrés. François sur le point, lui aussi, de quitter le collectif nous le rappelle : « 3 ou 4 personnes sont déjà passées dans le collectif et l’ont quitté dans la déchirure. Ils avaient leurs places mais ça n’a pas fonctionné pour des raisons diverses : problèmes de pouvoir, difficultés de la vie quotidienne, promiscuité… ».
Et pourtant Xavier nous rappelle : « Quand on prend conscience que la vraie cause de nos problèmes est en nous, on comprend que la prise de pouvoir sur les autres ou la fuite n’apporte aucune solution viable ».
Par ailleurs, les individus ont parfois du mal à exister au sein des collectifs. Or lorsque l’on commence à abandonner le terrain quotidien on laisse aussi aux autres le soin de décider. Car les instances de décision ne sont pas toujours celles que l’on croit. Comme dans les autres groupes sociaux, l’informel a son importance et les repas collectifs restent un moment privilégié. François nous en dit plus :
« La réunion du lundi matin ne fait qu’entériner ce qui a été décidé de manière informelle dans d’autres cercles ».
Et puis, l’innovation décisionnelle a ces limites. La recherche d’horizontalité est un long parcours. Elle n’élimine pas pour autant le pouvoir charismatique de certains. François s’en fait l’écho : « …le pouvoir charismatique de certains s’imposait souvent à l’horizontalité affichée ». Il est bien délicat de faire autrement, de décider de manière à ce que chacun puisse apporter sa pierre à l’édifice. Max Weber l’avait bien montré en distinguant les différentes formes de légitimité pour imposer un pouvoir au sein des collectifs. Chaque légitimité cherche à s’imposer, elles sont en concurrence. L’expérience du collectif de La Grée ne semble pas échapper à cette règle fondamentale qui régit les groupes sociaux.

Conclusion

Pour mener à bien cette expérience, il faut se prendre en main et aller jusqu’au bout de ses rêves. Si on veut construire d’autres rapports sociaux n’est-ce pas la seule façon d’agir ? Grégoire qui a laissé Paris et son métier de journaliste pour venir s’installer à La Grée il y a quelque mois en est le témoin « … je suis intimement persuadé que c’est notre mode de vie qui est à changer. On ne peut pas rester entre deux, tout ce discours sur la croissance verte est un leurre. On court à la catastrophe et encore plus dans les villes qui sont le lieu de soumission à la consommation par excellence… ».
Face à ce constat qui nous alerte sur la nécessité d’agir sommes-nous prêts à faire ce pas de côté ? Dans tous les cas, l’expérience de La Grée nous montre que l’on peut vivre autrement le même monde . Et cela ne peut manquer de nous interpeller d’ailleurs, quand Sylvie S. parle de son fils de 18 ans, étudiant à Nantes, elle nous précise : « Il vient quelques fois avec des copains. Ils voient des adultes qui vivent pleinement leur vie et disent : « OK, c’est roots mais ça existe ».

10 septembre 2010
Véronique Pomiès
Membre de la collégiale de l’association des ami-e-s de Silence
Claude Llena
Socioéconomiste, objecteur de croissance


Voir en ligne : Revue Silence