La décroissance à l’âge de la révolution urbaine : écologie politique et hyperpolis

vendredi 16 février 2018, par Tiziana Villani

Les problèmes posés par le récent débat sur la décroissance, ou plutôt sur l’identification des limites irrévocables auxquelles est parvenu le modèle économique dominant, sont bien plus qu’un signal d’alarme. Il s’agit plutôt de la conscience croissante de la tendance destructrice au gaspillage des ressources essentielles de l’écosystème terrestre, qui trouve dans l’explosion de l’urbain son horizon le plus caractérisé.
Au temps de l’hégémonie urbaine, de la densification des espaces, nous assistons, en réalité, à un divorce radical entre dimension matérielle et dimension virtuelle. Pour cette raison, l’analyse des configurations urbaines concrètes doit se distinguer de l’hyperpolis virtuelle qui est du ressort de la concentration des fonctions financières, stratégiques, politiques et communicationnelles de notre millénaire. Toutefois, loin d’être incohérente par rapport aux technologies de la transformation en cours, cette distinction en est l’aspect pertinent, ou plutôt l’explication des fractures, des érosions et des tautologies du présent.
La crise en cours ne concerne pas uniquement la transformation du travail et de la production, au-delà même des mouvements de transaction financière des capitaux. Cette crise est éminemment une crise écologique, comme l’a démontré, en 2008, l’accentuation de la demande énergétique qui a amené le prix du baril à dépasser les 140 dollars au mois de juillet. Les réponses sociales aux moments imposants de déstructuration du modèle économique hégémonique ont été d’ailleurs très fragiles, en raison de la dissolution des liens sociaux et de la précarisation des conditions de vie. Le problème urgent ayant émergé concerne justement l’ineffabilité du modèle de croissance jusque-là recherché, dont les limites et les catastrophes ne sont plus éludées par un système de communication visant à contenir un mouvement d’une telle portée par des « campagnes de peur et de désinformation ».
L’inadéquation de chaque lecture néo-classique de l’économie est telle car elle ne réussit pas à comprendre comment : « Aujourd’hui, dans le paradigme flexible néo-fordiste, l’exclusion et la mise à l’écart sociale se caractérisent comme élément extérieur de "flexibilisation" et de pression indirecte sur le noyau toujours plus restreint de travailleurs protégés [1]. » Au regard de ces premières considérations, il apparaît clairement de quelle façon les modèles de décroissance devront s’approprier toutes les analyses sur la reformulation de l’Etat-providence et sur le revenu de citoyenneté. Ceci afin de fournir de nouvelles bases pour une reformulation des citoyennetés et de leurs pactes constitués.
En se référant au « biocapitalisme » d’aujourd’hui et en rappelant surtout les analyses d’André Gorz sur l’écologie politique, U. Fadini pose la question de l’actuelle domination sur le vivant, en soulignant comment : « Il y a en définitive un parcours critique du capitalisme qui conduit à l’écologie politique, à une sorte de théorie critique des besoins humains, qui permet d’approfondir et rendre encore plus incisive la critique même ; et dans ce sens aussi, on saisit l’importance d’une exigence éthique d’émancipation du sujet qui renvoie à une imprescriptible critique théorique et pratique du capitalisme, dont l’écologie politique représente la composante décisive, celle plus directement assimilable à un "protagonisme" de la dimension de la vie, caractéristique de l’âge post-fordiste, capable de contenir en son sein le même extraordinaire dynamisme technologique (surtout pour les technologies de l’information et de la communication) [2]. »
Chaque réflexion sur la décroissance doit ainsi partir de la critique des besoins humains opposée au « biopouvoir » d’un capitalisme nihiliste [3].
L’ensemble des mécanismes de ce que Gorz appelait « la méga-machine sociale [4] » propose un développement de l’apparence chaotique et riche des déchirures de ce qui permet toutefois, avec une lecture plus détaillée, de recueillir certaines vérités utiles pour comprendre les choix qui s’accomplissent, et qui, du premier coup, touchent un aspect fondamental de la société actuelle. Les grandes migrations de masse avec la transformation consécutive du travail, de l’habitat et de la construction des relations ont modifié l’idée même de la ville, de ses fins et de ses modes d’emploi. Le temps de l’ancrage semble s’être écoulé de la même façon que le temps du nomadisme. Il suffit pour cela de penser à deux problèmes qui mériteraient que l’on s’y arrête en détail : la persécution des dernières populations nomades et le rejet des sans papiers, des clandestins, tout comme désormais, des réfugiés politiques.
La ville comme espace de l’hospitalité a cédé la place à l’hyperpolis technocratique qui sélectionne le vivant, humain ou non, en fonction de ses nécessités d’usage changeantes.
Les territoires urbains d’aujourd’hui, étalés et souvent dégradés, n’offrent qu’à des minorités compatibles, et seulement pour un temps déterminé, la possibilité de délivrance. L’espace est de plus en plus livré aux combats, en raison de l’assaut constant et quotidien auquel les vies sont soumises. La privatisation des ressources essentielles comme l’eau, la pollution d’un bien aussi vital que l’air, l’exploitation des terres par les productions des multinationales agroalimentaires, avancent sur le chemin de l’expropriation de l’écosystème dans lequel jusqu’à présent a pu se développer le vivant.
On pourrait objecter qu’au fond, il n’y a rien de nouveau dans tout cela, que le capitalisme dans son histoire, a toujours évolué avec des finalités similaires, et pourtant, quelques nouveautés apparaissent inéluctablement tout en atteignant la vitesse et la violence idéologique-ment victorieuses avec lesquelles cette époque est en train de se dérouler.
La fin de l’utopie, le mépris cynique que l’on réserve même à la plus timide représentation du futur sont les indicateurs les plus valables pour comprendre le nihilisme triomphant qui, en annulant le passé et le futur, dilue virtuellement un présent sans projet et rendu muet dans le mirage de l’esthétisation de la consommation comme unique religion, cette dernière étant en mesure de consoler.
Le vieux débat sur la question du climat, l’échec substantiel du récent sommet de Copenhague indiquent que les intérêts de l’hyperpolis sont dédiés à l’empire de ce présent dissolu, où toute temporalité a l’air de s’effondrer, même face aux génocides, à la disparition des espèces, à l’aggravation irrémédiable de la question environnementale. En somme, le vivant apparaît comme prêt à être sacrifié à la violence d’une technocratie qui entend s’auto-perpétuer comme une élite capable de s’accaparer l’existant.
Face à tout ce qui a été dit, les mégalopoles continuent de croître, mais nous avons bien compris la portée du processus décrit précédemment, il apparaît clairement que cela, plus qu’un choix, est en réalité la seule possibilité de fuite et de substitution encore praticable, même si désormais les choses changent. Ce sont vraiment les trajets de la fuite qui nous racontent la vérité. Les exodes n’ont plus de lieu d’ancrage qui ne soient pas des centres de regroupement de « non-personnes », en attente d’obtenir un permis de vie. Dans les villes, les espaces délabrés, démolis, sont entourés de murailles, afin que nul ne puisse faire quoi que ce soit contre la marginalisation croissante des populations sans futur. La sécurisation des quartiers tente de séparer les « sains et saufs » des « immergés » [5]
À ces mouvements matériels qui sont en train de transformer l’urbain étendu à l’échelle planétaire, fait face une condition modifiée du temps et de l’espace qui définissent la ville des réseaux, supra nationale, intégrée au niveau planétaire, dont les flux et des apparats décisionnels n’ont pas besoin de lieux spécifiques, tant de technologies toujours plus avancées qui sont toutefois destinées à intensifier le cycle marchandises-consommation-marchandises.
C’est cela l’hyperpolis technocratique dans laquelle se consume l’écart total entre les conditions de vie matérielles et les pouvoirs gestionnaires. Les mouvements de l’exode sont des parcours coercitifs, parce qu’ils sont le résultat de stratégies économico-financières et militaires qui déplacent, délocalisent, territorialisent les peuples dans un périmètre de territoires qui ont tout l’air d’une nouvelle et violente colonisation de la vie dans l’ensemble de l’écosystème terrestre [6].
La colonisation des existences malgré tout n’est pas lue dans toute sa brutalité grâce à un système de communication qui diffuse obsessionnellement et de façon monotone certains prêches : la nostalgie identitaire, là où les identités sont effacées sans poser trop de problèmes, le fait de rendre éternelle la vie biologiquement modifiée, tandis que des maladies endémiques et la faim suppriment des millions de vies sans que personne ne s’en sente touché, le bien-être d’une consommation opulente et pratiquement sans limites, tandis que le gaspillage alimentaire et le secteur de l’industrie agroalimentaire polluent et s’accaparent les terres et les ressources.
Dans cette schizophrénie, nous pouvons lire le sens d’une tragédie dans laquelle le logos, assigné au système des communications et des techno-bureaucraties, a perdu de sa signification, en nous plongeant davantage dans une crise de sens et donc de projet, sans précédent. Nous ne sommes pas en train d’assister au déclin du modèle occidental de développement, mais plutôt à la recrudescence d’un paradigme anthropocentrique, celui-là étant bien d’un terreau occidental, ayant rejoint le point culminant d’une crise de l’auto référence nihiliste. Le décor où se déclinent ces événements est véritablement l’urbain schizoïde qui se dilate, se reconfigure, se densifie, se restructure, se dégrade devant des hiérarchies directionnelles qui peuvent très bien négliger cette réalité, en construisant pour lui-même des lieux séparés et mirobolants à un endroit quelconque du globe. Je considère impossible de parler aujourd’hui d’un naturel perdu, si l’on ne réussit pas à considérer la portée de toutes ces catastrophes qui se suivent constamment. Le sauvage, le biologique, la lenteur contre la vitesse, le « naturel » contre le modifié restent, des slogans insensés si l’on ne se pose pas le problème de la vérité des événements en cours. On ne peut répondre à tout cela avec de petites dissimulations en soustractions, mais à travers une révolution culturelle qui déplace l’attention de l’anthropocentrisme funeste vers une écologie sociale qui prend en considération le bonheur du vivant.

Philosophie de la nature : le vivant, le non-vivant et le mécanique
Existe-t-il encore la possibilité de retrouver le « sauvage perdu » ? Ou encore mieux, sommes-nous en mesure de nous procurer un abri, de la nourriture, en dehors des modèles économiques à travers lesquels nous avons développé l’art technique du rapport avec l’environnement ? Et que reste-t-il de l’environnement originel ?
Ces espaces perdus constituent un mythe, la célébration muséifiée d’une condition immémoriale. À l’instar des langues qui disparaissent, des peuples qui n’ont plus de mémoire, ces espaces ne sont que de faibles témoins d’un monde archétypal, converti au tourisme, où les mœurs anciennes ne dessinent que des traces de folklore.
Les terres désolées apparaissent comme des espaces à l’abandon, de la nostalgie, un caractère primordial perdu.
Le déplacement massif, induit directement ou indirectement, de millions d’exilés qui errent à la recherche de lieux habitables, a pris des dimensions énormes. Cet exil est sans retour. Ce que l’on abandonne n’est pas seulement son propre lieu d’origine, mais sa vérité même, constituée de relations, d’occupations, d’habitudes, de temporalités, d’une langue, de mentalités, de valeurs. Et il ne s’agit pas de choix, mais de survie, de liberté menée par le besoin et par la peur. On prend la fuite tout en sachant bien que ce que l’on laisse derrière soi ne restera pas immuable, et que, par conséquent, rien ne sera plus comme avant. On fuit dans l’urbain, dans la conviction qu’il s’agit de la seule condition capable de garantir les possibilités et les attentes du futur. Le monde perdu devient ainsi le monde sauvage dont nous avons été arrachés.
Dans le film réalisé par Sean Penn Into the wild, le protagoniste entreprend un long voyage de la Californie à l’Alaska, mû par un besoin désespéré de retrouver le monde authentique des relations perdues. Cette recherche devient la recherche du sauvage profond, c’est-à-dire de ce monde des instincts et des besoins qui ne soient pas relayés par la consommation, par les rapports pollués de la monétarisation des liens humains. La nature sauvage soigne la blessure de la civilisation en proposant à nouveau le monde de Mère Nature [7]. Mais ce monde ne peut être qu’inévitablement mortifère, l’environnement de l’homme inapte à vivre seul, le monde de la peur et de la nécessité dont l’humanité n’a jamais cessé de tenter de s’extraire. Alors, c’est l’arrachement le point déterminant, ou plutôt ce mouvement technoanthropologique propre à l’humain, qui, même dans toutes ses contradictions, n’a jamais cessé d’accentuer la « puissance de vie ».
L’arrachement est ce qui distingue la révolution urbaine du troisième millénaire. Nous sommes des créatures du besoin, mais nous sommes aussi extraordinairement capables d’inventer de nouvelles perspectives. C’est peut-être alors le moment d’aller plus loin, de traverser cette métamorphose en amplifiant les possibilités de puissance contenues en elle.
Il me semble opportun de préciser que le concept de puissance, et encore plus de puissance de vie, doit être ici entendu dans son acception spinozienne et non pas « futuriste ». Une puissance qui fait face à la nécessité en posant donc le problème de la liberté : « J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée [8]. »
Dans un monde modifié et en changement continuel, nous traversons cette métamorphose qui concerne non seulement notre espèce, car seul un anthropocentrisme obstiné pourrait continuer à défendre cette position, mais le monde-environnement que nous sommes.
Concentrés dans des espaces de toutes sortes d’activités, nous retournons la concentration spatiale dans le virtuel, dans ce réseau intense et articulé de communications, d’informations, de territoires virtuels, imaginés et construits, lieux d’échange, de production et de relation.
Notre sensorialité, bombardée, par un excès de stimulations, devient sourde, indistincte, aphasique, aveugle. Le trop voir nous empêche d’observer et de découvrir. La primauté visuelle, le langage de la vision produisent un glissement de sens : nous reconnaissons seulement ce que nous avons l’habitude de voir, tandis que l’ampleur de la vision et le jeu de la mémoire, les créations cérébrales sont appelées à se précipiter dans des lieux obscurs que nous avons du mal à exprimer. L’imaginaire devient un exercice secondaire du visuel codifié.
L’espace se réduit, ce qui modifie désormais irréversiblement les modes de vie, nous devenons des exilés. L’habitat, comme le soutient Paul Virilio, est remis en question, premier droit de la ville et de ses institutions : « La finitude de l’espace géographique, la disparition de la grandeur du monde - affirme Virilio - avec la révolution des transports et des télécommunications. L’exode urbain successif à l’exode rural, la réurbanisation du monde, annonce l’apparition de l’outre-ville, la ville de l’exil urbain, la fin donc de la sédentarisation et du nomadisme [9]. »

Décroissance et écologie politique
L’écologie politique constitue ce niveau de conflit où la nécessité et la liberté doivent s’affronter, la critique du « capitalisme cognitif », qui utilise la diffusion des technologies comme instrument de séparation toujours plus radicale entre les connaissances (d’usage et d’application) et les savoirs (de création et de libération des subjectivités impliquées) doit être envisagée par les procédés et les techniques de la décroissance.
Dans les analyses de Gorz, qui s’inspirent certainement de la théorie marxiste, la décroissance est interprétée de façon structurelle et non cyclique : « La décroissance de l’économie fondée sur la valeur d’échange a déjà lieu et s’accentuera. La question est seulement de savoir si elle va prendre la forme d’une crise catastrophique subie ou celle d’un choix de société auto-organisée, fondant une économie et une civilisation au-delà du salariat et des rapports marchands dont les germes auront été semés et les outils forgés par des expérimentations sociales convaincantes [10]. »
Mais c’est justement à partir de ces considérations qu’il convient de poser, au sujet de la décroissance, la question du territoire, de sa disponibilité et de son usage en s’opposant à tous ces mécanismes de colonisation brutale qui configurent l’actuelle explosion urbaine et la transformation des banlieues de tout ce qui ne correspond pas aux mécanismes de ségrégation et de différenciation des espaces. C’est une refonte du système de représentations, du « clubisme spontané » comme l’indique Thierry Paquot : « À défaut de se sentir membre d’une classe sociale ou d’une communauté cultuelle ou encore linguistique, l’homo urbanus combine, à sa guise et selon les opportunités, les adhésions à divers clubs. Il serait erroné de penser que la formule "club" désocialise l’individu. Elle permet une sociabilité "choisie", une réelle reconnaissance qualitativement autre que l’anonymat de la grande ville. La très grande ville, à la différence du village, dissimule la misère ou la banalise, cela ne signifie pas pour autant qu’une solidarité soit impossible, mais elle exige des démarches et là, les conditions d’accès jouent bien souvent le rôle d’une exclusion potentielle. Mais la grande ville possède également des ressorts insoupçonnés [11]. »
Il s’agit ainsi de constituer des pratiques capables d’activer tout de suite, et à partir des savoirs et des compétences acquises, des hypothèses de « pactes de vie » collective fondées sur le présupposé que la « décroissance », plutôt que d’être une signalisation des limites atteintes du développement, c’est l’indication d’un bouleversement nécessaire et radical des styles et des modes de vie.
Quelques petits exemples peuvent aider à comprendre comment la portée de transformation de l’écologie politique s’enracine dans la compréhension précise d’une façon différente d’appréhender le rapport homme-environnement. Dans un intéressant maillage d’exemples déjà en actes de décroissance en Italie, M. Boschini souligne : « Mais il faut aussi faire référence aux luttes menées dans le Val di Susa par des communautés locales pour empêcher la réalisation du TGV dont les coûts en terme d’impact environnemental et sur la qualité de vie ont été perçus comme inacceptables face aux bénéfices liés au développement de la grande vitesse sur la ligne Lyon-Turin. L’expansion urbaine est donc toujours le centre de la question, que ce soit à travers l’accroissement des réseaux de transport qu’à travers des impacts environnementaux. Des groupes de "résistance" qui sont en train de s’organiser dans différentes villes, comme dans le cas de Milan, mettent en exergue, en effet, à la perte de l’usage de l’autonomie, du gaspillage énergétique, du raccourcissement des filières pour l’approvisionnement alimentaire. Il s’agit de signaux importants, mais qui demandent un saut de compréhension et de conscience, inhérent à la transformation des pactes de citoyenneté, en somme d’une écologie sociale pour la création de nouvelles polis [12]. »
Apparaît ainsi un retournement culturel qui, loin de plaider le maintien du statu quo, met en acte des techniques de transformation qui composent le cadre de cette « écosophie » à laquelle Félix Guattari avait dédié ses analyses clairvoyantes en se référant non seulement à l’échelle globale des problèmes évoqués, mais aussi à l’échelle « moléculaire ». C’est là le plan d’articulation éthique « entre trois registres écologiques (celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine [13] », à l’intérieur de laquelle la décroissance doit s’inscrire pour fuir le risque d’interventions fragmentées et incapables d’augmenter la demande de transformation de la chaîne production-consommation-gaspillage-destruction). À juste titre, Ame Naess, un des pionniers de « l’écosophie » et de l’écologie profonde, indiquait dans son texte fondateur, l’étroite interdépendance entre la « bonne vie » et le contexte environnemental dans lequel elle devra se décliner : « Si nous avons décidé de parler de la crise environnementale, c’est parce nous sommes conscients de nos potentialités irréalisées de concevoir la nature de façon plus riche et variée : la crise contribue, ou pourrait contribuer, à ouvrir nos esprits à la possibilité d’une vie remplie de significations qui, le plus souvent, restent inaperçues, quand elles ne sont pas tout bonnement dénigrées, dans nos efforts de nous adapter à la méga-société urbanisée et techno indutrielle [14] ». Il va sans dire que l’action critique au regard de la mégamachine sociale techno-urbaine, ne pourra que se dérouler sur un terrain conflictuel, où s’affronteront les besoins de la « bonne vie » avec l’impératif d’un profit entendu comme unique raison économique.

Traduit de l’italien par Agathe Eyriolles

Tiziana Villani est philosophe, elle dirige les revues Millepiani et Urban,

« Gilles Deleuze et les sociétés du contrôle », in Gilles Deleuze, Félix Guattari et le politique, Paris, éd du Sandre, 2006.


[1A. Fumagalli, Lavoro. Vecchio e nuovo sfruttamento, Milano, Punto Rosso/Carta, 2006, p. 92.

[2U. Fadini, Corpo vivo, conoscenza e autonomia. Letture per far si che la paura non mangi l’anima, à paraître.

[3Foucault, in Les territoires des philosophes, Paris, La Découverte, 2009.

[4A. Gorz, Ecologica, Paris, Galilée, 2008.

[5L’expérience des camps d’extermination peut servir de clef de lecture pour les processus modernes d’expropriation de la vie. Cf. P. Levi, Salvati e Sommersi, Torino, Einaudi, 1986.

[6L’analyse de S. Latouche est célèbre : il analyse l’actuelle crise à la lumière des processus post-coloniaux et indique un nouvel horizon politique dans la décroissance. Voir par exemple : Le défi de la décroissance, Fayard, 2006 ; Brève trattato sulla decrescita serena, Torino, Bollati Boringhieri, 2008.

[7Vandana Shiva, Terra madré. Sopravvivere allô sviluppo, Torino, UTET, 2004.

[8B. Spinoza, « Lettre à Schuller », in Œuvres, Paris, Garnier-Flammarion, 1955,
tome 4, pp. 303-304.

[9P. Virilio, in catalogue de l’exposition Terre natale, Fondation Cartier, 2008, p. 4.

[10A. Gorz, Ecologica, pp. 113-114.

[11T. Paquot, Terre urbaine. Cinq défis pour le devenir urbain de la planète, Paris, La Découverte. 2006, pp. 136-137.

[12Je me permets de renvoyer à mes interventions et celles de Bert Theis, "Milan, conflits autour de la requalification du quartier Isola Garibaldi", in Urbanisme, n° 358, pp. 37-40, 41-42.

[13F. Guattari, Les Trois Écologies, Paris, Galilée, 1989, tr. it avec une préface de F. La Cecla, Torino, sonda, 1991, p. 14 et Th. Paquot, Petit Manifeste pour une écologie existentielle, Paris, Bourin, 2007 surtout les pp. 27-32.

[14A. Naess, Ecosofia, Como, Red éd. 1994, p. 24.