Crise mondiale, décroissance et sortie du capitalisme

mardi 19 octobre 2021, par André Gorz

Jean-Marie Vincent
In memoriam

La décroissance est une bonne idée : elle indique la direction dans laquelle il faut aller et invite à imaginer comment vivre mieux en consommant et en travaillant moins et autrement. Mais cette bonne idée ne peut pas trouver de traduction politique : aucun gouverne- ment n’oserait la mettre en œuvre, aucun des acteurs économiques ne l’accepterait – à moins que sa mise en œuvre ne soit fragmentée en mesures subalternes, étalée sur une ou plusieurs décennies, et vidée ainsi de son potentiel de radicalité pour devenir compatible avec la perpétuation du système économique dominant.

Ce qui doit décroître, en effet, est la production de marchandises qui est déjà trop étroite et trop économe en travail humain pour permettre à la surabondance de capitaux de se valoriser. La décroissance provoquerait une dépression économique sévère, voire l’effondrement du système bancaire mondial. Son étalement sur une ou plusieurs décennies supposerait que le système économique dominant soit assuré de durer. Tel n’est pas le cas, pour plusieurs raisons.

Le capitalisme s’enfonce depuis vingt ans dans une crise sans issue. Il approche (j’y reviendrai) de sa limite interne – de son extinction. Cette crise a pour causes la révolution informationnelle, la dématérialisation du travail et du capital, l’impossibilité croissante qui en résulte de mesurer la « valeur » de l’un, de l’autre et des marchandises.

Les statistiques de l’emploi ne doivent pas tromper sur le fait que la productivité du travail continue d’augmenter rapidement et le volume du « travail productif » – au sens qu’a ce terme dans une économie capitaliste – de diminuer dramatiquement. N’y est « productif » que le travail qui « valorise » (c’est-à-dire accroît) un capital parce que celui qui le fournit ne consomme pas la totalité de la « valeur » qu’a ce qu’il produit. Les services aux personnes, en particulier, sont improductifs de ce point de vue. Aux États-Unis, souvent cités comme modèle, ils occupent 55 % de la population active qui travaillent comme serveurs/serveuses, vendeurs/vendeuses, femmes et hommes de ménage, employés de maison, gardiens d’immeuble, bonnes d’enfant, etc. La moitié d’entre eux occupent plusieurs emplois précaires, le quart sont des working poor. Ces emplois ne font pas augmenter la quantité de moyens de paiement mis en circulation : ils ne créent pas de « valeur ». Leur rémunération provient de revenus tirés d’un travail productif ; c’est un revenu secondaire. La population directement « capital-productive » représente probablement moins de 10 % de la population active des pays dits développés [1]. Ignacio Ramonet cite un chiffre qui en dit long à ce sujet : Plus de 25 % de l’activité économique mondiale est assurée par 200 multinationales qui emploient 0,75 % de la population active mondiale.

Plus la productivité du travail augmente, plus faible devient le nombre d’actifs dont dépend la valorisation d’un volume donné de capitaux. Pour empêcher le volume du profit de baisser, il faudrait que la productivité d’un nombre de plus en plus réduit d’actifs augmente de plus en plus vite [2]. Le capitalisme se heurte à sa limite interne quand le nombre des actifs capital-productifs devient si faible que le capital n’est plus en mesure de se reproduire et que le profit s’effondre [3]. Cette limite est virtuellement atteinte – de même que la limite externe, c’est-à-dire l’impossibilité de trouver des débouchés rentables pour un volume de marchandises qui devrait croître au moins aussi vite que la productivité. Chaque firme cherche à faire reculer pour elle-même l’une et l’autre limite en livrant une guerre d’anéantissement à ses concurrentes ; en cherchant à les dépecer pour s’approprier leurs actifs monnayables et leurs parts de marché. Il y a de plus en plus de perdants, de moins en moins de gagnants. Les bénéfices record que réalisent les gagnants masquent le fait que, globalement, la masse des profits diminue. Une part importante des bénéfices record n’est pas réinvestie dans la production : celle-ci n’est pas assez rentable. Les 500 firmes de l’index Standard and Poor’s disposent de 631 milliards de dollars de réserves. Une étude du cabinet McKinsey estime à 80 billions (80 000 milliards) de dollars le volume des capitaux à la recherche de placements. Plus de la moitié des bénéfices des entreprises américaines provient d’opérations financières. Pour se reproduire et s’accroître, le capital recourt de moins en moins à la production de marchandises et de plus en plus à « l’industrie financière » qui ne produit rien : elle « crée » de l’argent avec de l’argent, de l’argent sans substance, en achetant et vendant des actifs financiers et en gonflant des bulles spéculatives. Celles-ci se développent grâce aux achats spéculatifs d’actifs tels que actions, parts de sociétés immobilières et foncières, fonds spéculant sur le cours des métaux ou des monnaies, etc. Les achats font monter le prix des certificats d’investissement et entraînent un mouvement spéculatif qui en accélère la hausse. La hausse continue du prix des titres permet à leurs détenteurs d’emprunter aux banques des sommes croissantes qui, utilisées pour d’autres placements spéculatifs ou pour l’achat de biens, donnent l’impression que l’économie jouit d’une grande abondance de liquidités. Celle-ci est due en réalité à une croissance vertigineuse des dettes de toutes sortes auxquelles les cours surfaits des titres participant à la bulle servent de caution. Dernière en date, la bulle immobilière, qualifiée par The Economist de « plus grande bulle spéculative de tous les temps », a fait augmenter la « valeur » de l’immobilier du monde industrialisé de 20 à 60 billions de dollars en trois ans.

Chaque bulle finit tôt ou tard par éclater et par transformer en dettes les actifs financiers sans base réelle figurant au bilan des banques. À moins d’être relayé par le gonflement d’une bulle nouvelle et plus grande encore, l’éclatement d’une bulle entraîne normalement des faillites en chaîne – à la limite, l’effondrement du système bancaire mondial [4].

La valorisation du capital repose de plus en plus sur des artifices, de moins en moins sur la production et la vente de marchandises. La richesse produite a de moins en moins la forme valeur, la forme marchandise ; elle est de moins en moins mesurable en termes de valeur d’échange, de PIB. Plusieurs facteurs mettent en évidence la fragilité du système, sa crise, et pointent vers une économie fondamentalement différente qui ne soit plus régie par le besoin du capital de s’accroître et le souci général de « faire » et de « gagner » de l’argent, mais par le souci de l’épanouissement des forces de vie et de création, c’est-à-dire des sources de la vraie richesse qui ne se laisse ni exprimer ni mesurer en termes de valeur monétaire [5].

La décroissance de l’économie fondée sur la valeur d’échange a déjà lieu et s’accentuera. La question est seulement de savoir si elle va prendre la forme d’une crise catastrophique subie ou celle d’un choix de société auto-organisé, fondant une économie et une civilisation au-delà du salariat et des rapports marchands, dont les germes auront été semés et les outils forgés par des expérimentations sociales convaincantes.

Il faut être très net : Nous aurons toujours autant de travail que nous voudrons, mais il ne prendra plus la forme du travail emploi – travail marchandise. Ce n’est pas seulement le plein emploi, c’est l’emploi lui-même que le postfordisme a entrepris de supprimer. Par cette suppression, le capitalisme travaille à sa propre extinction et fait naître des possibilités sans précédent de passer à une économie affranchie de la domination du capital sur le mode de vie, les besoins et la manière de les satisfaire.

C’est cette domination qui demeure l’obstacle insurmontable à la limitation de la production et de la consommation. Elle a conduit à ce que nous ne produisons rien de ce que nous consommons et ne consommons rien de ce que nous produisons. Tous nos besoins et désirs sont des besoins et désirs de marchandises, donc des besoins d’argent. Nous mesurons la richesse en argent, lequel est par essence abstrait et sans limite, et dont le désir, par conséquent, est lui aussi sans limite. L’idée du suffisant – l’idée d’une limite passée laquelle nous produirions ou achèterions trop, c’est-à-dire plus qu’il ne nous en faut – n’appartient pas à l’économie ni à l’imagination économique.

Nous sommes incapables de décider, voire de nous demander de quoi nous avons besoin en quantité et en qualité. Nos désirs et nos besoins sort amputés, formatés, appauvris par l’omniprésence des propagandes commerciales et la surabondance de marchandises. Marchandises nous-mêmes en tant que, désormais, nous avons à « nous vendre » nous-mêmes pour pouvoir vendre notre travail, nous avons intériorisé la logique propre au capitalisme : pour celui-ci, ce qui est produit importe pour autant seulement que cela rapporte ; pour nous en tant que vendeurs de notre travail, ce qui est produit importe pour autant seulement que cela crée de l’emploi et distribue du salaire. Une complicité structurelle lie le travail-marchandise et le capital : pour l’un et pour l’autre, le but déterminant est de « gagner de l’argent », le plus d’argent possible. L’un et l’autre tiennent « la croissance » pour un moyen indispensable d’y parvenir. L’un et l’autre sont assujettis à la contrainte immanente du « toujours plus », « toujours plus vite ».

Pour pouvoir autodéterminer nos besoins, nous concerter sur les moyens et la manière de les satisfaire, il est donc indispensable que nous recouvrions la maîtrise des moyens de travail et des choix de production. Or, cette maîtrise est impossible dans une économie industrialisée. Elle est interdite par la conception même des moyens de production. Ceux-ci exigent une spécialisation, une subdivision et une hiérarchisation des tâches ; ils ne sont pas des techniques neutres, mais des moyens de domination du capital sur le travail. C’est le fait que les rapports de domination sont inhérents au mode de production industriel – lequel reste structurellement capitaliste même quand 1’industrie est « collectivisée » – qui explique la persistance d’utopies nostalgiques qui lient décroissance, désindustrialisation, retour aux économies villageoises, communautaires ou/et familiales, largement autarciques, dont la production est essentiellement artisanale.

Or c’est une tout autre sortie de l’industrialisme et du capitalisme par la même occasion dont la possibilité se dessine actuellement. C’est le capitalisme lui-même qui, sans le vouloir, travaille à sa propre extinction en développant les outils d’une sorte d’artisanat high-tech, qui permettent de fabriquer à peu près n’importe quels objets à trois dimensions avec une productivité très supérieure à celle de 1’industrie et une faible consommation de ressources naturelles. Je me réfère ici à des appareils utilisés actuellement dans l’industrie pour le rapid prototyping (fabrication de prototypes ou de modèles) : les digital fabricators, appelés aussi factories in a box, fabbers ou personal fabricators. Ils peuvent être installés dans un garage ou un atelier, transportés dans un break, utilisent de fines poudres de résine ou de métaux comme matière première, et leur mise en œuvre ne demande d’autre travail que la conception de logiciels qui commandent la fabrication par l’intermédiaire d’un laser. Ils permettraient aux populations exclues, vouées à l’inactivité ou au sous-emploi par le « développement » du capitalisme, de se regrouper pour produire dans des ateliers communaux tout ce dont elles-mêmes et leur commune ont besoin [6]. Ils offrent la possibilité d’interconnecter les ateliers communaux à travers le monde entier, de traiter – comme le fait le mouvement des logiciels libres – les logiciels comme un bien commun de l’humanité, de remplacer le marché et les rapports marchands par la concertation sur ce qu’il convient de produire, comment et à quelle fin, de fabriquer localement tout le nécessaire, et même de réaliser de grandes installations complexes par la coopération de plusieurs dizaines d’ateliers locaux. Transport, stockage, commercialisation et montage en usine, qui représentent deux tiers ou plus des coûts actuels, seraient éliminés. Une économie au-delà du travail emploi, de l’argent et de la marchandise, fondée sur la mise en commun des résultats d’une activité comprise d’emblée comme commune, s’annonce possible : une économie de la gratuité.

C’est la fin du travail ? Au contraire : c’est la fin de la tyrannie qu’exercent les rapports de marchandise sur le travail au sens anthropologique. Celui-ci peut s’affranchir des « nécessités extérieures » (Marx) ; recouvrer son autonomie ; se tourner vers la réalisation de tout ce qui n’a pas de prix, ne peut être ni acheté ni vendu ; devenir ce que nous faisons parce que réellement nous désirons le faire et trouvons notre accomplissement dans l’activité elle-même autant que dans son résultat. La grande question est : que désirons-nous faire dans et de notre vie ? Question que la culture économiciste du « plus vaut plus » empêche de poser et qu’un tiers du livre de Frithjof Bergmann veut nous apprendre à aborder [7].

Il s’agit là, c’est entendu, d’une utopie. Mais d’une utopie concrète. Elle se situe dans le prolongement du mouvement des logiciels libres qui se comprend comme une forme germinale d’économie de la gratuité et de la mise en commun, c’est-à-dire d’un communisme. Et elle se situe dans la perspective d’une élimination de plus en plus complète du travail emploi, d’une automatisation de plus en plus poussée, qui fera (et fait déjà) de la conception de logiciels de loin la plus importante activité productive – productive de richesse mais non de « valeur ».

Le monde dit sous-développé ou « en voie de développement » ne sauvera pas le capitalisme ni ne se sauvera lui-même par une industrialisation créatrice de plein emploi. La même logique qui a conduit le monde industrialisé à rendre sa main-d’œuvre inutile, à la remplacer par des robots de plus en plus performants, cette même logique s’impose ou s’imposera aux pays dits émergents qui, pour devenir et rester compétitifs et se doter des infrastructures nécessaires, devront égaler en productivité les économies les plus avancées. Le plein emploi de type fordiste n’est pas reproductible par l’après-fordisme informatisé.

Ce n’est pas par hasard que l’ouvrage prophétique de Robert Kurz, Der Kollaps der Modernisierung [8], est devenu une sorte de best- seller au Brésil. Ni que c’est en Afrique du Sud que l’introduction de fabbers, projetée par Bergmann, est accueillie avec intérêt par l’ANC.

Bien sûr, l’utopie que je partage depuis longtemps avec Bergmann, celle de l’autoproduction communale coopérative, n’est pas immédiatement réalisable sur une grande échelle. Mais elle aura, dès son application en quelques points du globe, la valeur d’une expérimentation sociale exemplaire : elle nous proposera un but en partant non pas des misérables replâtrages qui sont immédiatement réalisables, mais de la possibilité d’un monde radicalement différent que nous avons désormais les moyens de réellement vouloir. Elle contribuera à changer notre regard sur ce qui est, en illustrant ce qui peut être ; elle aidera à faire perdre, dans la conscience, la pensée et l’imagination de tous, sa centralité à ce « travail » que le capitalisme abolit massivement tout en exigeant de chacun qu’il se batte contre tous les autres pour l’obtenir à tout prix. Elle rendra visible que le travail n’est pas quelque chose qu’on a dans la mesure où on vous le donne, mais que le travail est quelque chose qu’on fait pourvu qu’on en ait les moyens, et que ces moyens, qui sont aussi les moyens de la réappropriation du travail, deviennent désormais disponibles.


[1Dans Les Aventures de la marchandise. Pour une nouvelle critique de la valeur, Denoël, 2003, pp. 153 à 155, Anselm Jappe montre qu’une partie de plus en plus faible des activités qui se déroulent dans le monde « crée de la plus-value et alimente encore le capitalisme ». En amont, en aval et à côté du « véritable procès productif », l’activité productive a besoin de s’appuyer sur des travaux non productifs de plus en plus nombreux « et qui ne peuvent souvent obéir à la loi de la valeur. » « Pour qu’un travail soit productif, il faut que ses produits fassent retour dans le procès d’accumulation du capital et que leur consommation alimente la reproduction élargie du capital en étant consommés par des travailleurs productifs ou en devenant des biens d’investissement... »

[2Cf. Moishe Postone, Time, Labor and Social Domination. À New Interpretation of Marx’Critical Theory, Cambridge University Press, 1993, pp. 308-314. Cette œuvre maîtresse de Postone a joué un rôle important dans la critique du travail et de la valeur, et dans la distinction entre valeur et richesse dans l’école de Robert Kurz, en particulier. En français on ne trouve de Postone que Marx est-il devenu muet ?, recueil de deux articles traduits et préfacés par Olivier Galtier et Luc Mercier, éditions de l’Aube, 2003. La préface est une excellente présentation de l’œuvre de Postone.

[3Pour une analyse actualisée et concrète, voir sur ce point Robert Kurz, Das Weltkapital. Globalisierung, und innere Schranken des modernen warenproduzierenden Systems, Tiamat, Berlin, 2005.

[4Sur le rôle central des bulles financières pour la survie apparente du système, voir Robert Kurz, op. cit., pp. 228-267, ainsi que Robert Benton, « New Boom or New Bubble ? », New Left Review, 25, Jan. Feb. 2004.

[5Que la croissance des échanges marchands, c’est-à-dire du PIB, ne conduise point par elle-même à un accroissement de la richesse, mais peut signifier un appauvrissement et une détérioration des rapports sociaux et de la qualité de la vie, est désormais une évidence largement partagée, grâce notamment au rapport du PNUD de 1998, au livre de Dominique Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Aubier, 1999, et à Reconsidérer la richesse, Éditions de l’Aube, par Patrick Viveret. Moins partagée est l’évidence que la rupture avec une économie qui mesure la richesse en termes monétaires suppose la rupture avec la « valeur » dans ses trois formes : l’argent, le travail emploi et la marchandise. Seule une économie affranchie de la loi de la valeur peut mettre la production au service du développement humain, au lieu de mettre les hommes au service de la production de marchandises. Cf. à ce sujet, A. Gorz, L’Immatériel, Galilée, 2003, pp. 81-88.

[6Les digital fabricators sont, à ma connaissance, les moyens de production les plus avancés dont l’industrie dispose actuellement. J’en ai trouvé deux présentations. La première a été publiée dans le Open Source Jahrbuch 2005 qu’on peut consulter sur le net : http://www.opensourcejahrbuch.de à la p. 308 d’un article (pp. 294-309) de Stefan Merten et Stefan Meretz, cofondateurs d’Oekonux, intitulé : « Freie Software und Freie Gesellschaft ». Le même texte se trouve online sous : http://www.opentheory.org/ox-osjahrbuch-2005/. Les auteurs présentent les fabbers comme une machine qui ne soumet pas les hommes à ses exigences, donc n’est plus un moyen de domination, et comme un robot qui ne se borne pas à automatiser un procès de travail déterminé : pratiquement n’importe quel procès peut être programmé sur un même appareil. Celui-ci préfigure la possibilité d’une « société de l’information » dans laquelle toute l’énergie humaine peut être dépensée pour des activités créatives, « pour l’épanouissement sans limites des facultés humaines ». La seconde présentation, mettant l’accent sur les potentialités pratiques des personal fabricators se trouve au chapitre IV de l’ouvrage de Frithjof Bergmann, New Work, New Culture, qui n’est disponible que dans sa version allemande : Neue Arbeit Neue Kultur, Arbor Verlag, Freiamt, 2004. Voir aussi www.new- worknewculture.net. Bergmann cherche depuis une vingtaine d’années à transformer le chômage de masse, dont il a fait l’expérience à Detroit, en une chance : celle de « libérer le travail de la tyrannie de l’emploi ». Autrement dit : au lieu d’avoir à vendre son travail, pouvoir produire et travailler selon ses besoins, de la manière la plus satisfaisante possible. Ce qui supposait, au départ, que les produits correspondant aux besoins les plus communs soient redéfinis de façon à pouvoir être fabriqués avec des outils et des compétences à la portée de tout le monde. Le high-tech selfprovidinq (HTSP) devait permettre aux Africains du Botswana comme aux chômeurs du Michigan de couvrir leurs besoins par leurs propres moyens. Les digital fabricators, dont Bergmann semble avoir gagné les inventeurs à son projet, en offraient la solution idéale.

[7L’économie de la gratuité est une anti-économie : une économie très largement démonétarisée, qui n’est plus régie par les critères de rentabilité de l’économie d’entreprise, mais par le critère de « l’utilité », de la désirabilité des productions et par la prise en compte des externalités négatives et positives, impossibles à évaluer en termes de coûts monétaires. On retrouve ce combat contre l’économicisme dans les écrits de Serge Latouche, dans le mouvement des logiciels libres et, tout dernièrement, dans l’ouvrage extraordinairement riche de Laurence Baranski et Jacques Robin, L’Urgence de la métamorphose, éditions Des Idées et des hommes, 2006, en particulier pp. 85 à 93, « Art de vivre et gratuité ».

[8Robert Kurz, Der Kollaps der Modernisierung. Vom Zusammenbruch des Kasernensozialismus zur Krise der Weltökonomie, Reclam, Leipzig, 1994. Cf. en particulier pp. 310 à 314, où il est question de la nécessaire démonétarisation, de l’impossibilité de faire dépendre la reproduction individuelle de l’occupation d’un emploi assujetti aux impératifs abstraits de l’économie d’entreprise, de coopératives communales d’autoproduction et de (l’auto) organisation internationale des flux de ressources découplés de la logique de l’argent et de la marchandise.