Féminisme, décroissance et travail postmoderne

vendredi 22 octobre 2021, par Bernard GUIBERT

Je partirai d’un slogan qui m’avait un moment séduit dans la précampagne présidentielle de 2006 : « Diviser par deux la double journée de travail des femmes ! » C’est d’abord évidemment une manière énergique de faire de la « décroissance » ! Nul ne doute ensuite que la seconde journée effectuée à la maison ne corresponde à des travaux socialement utiles et même incontournables pour assurer la perpétuation de l’espèce humaine. Donc il faudra bien que du travail « masculin » compense la suppression de la deuxième journée des femmes. D’où création massive d’emplois pour les hommes. CQFD.

Où est l’erreur ?

L’erreur consiste à assimiler les tâches domestiques à du travail (première partie) : elle devient manifeste si on s’aventure à faire un parallèle entre l’exode rural des Trente glorieuses alimentant l’industrialisation urbaine avec ce qu’on pourrait attendre de la « salarisation du travail domestique », via la généralisation des « chèques emploi service universel » (CESU) ou l’extension aux « femmes au foyer » du « salaire maternel ».

Certes, finalement « féminisme et décroissance » pousseront dans le sens d’une société de pleine activité et de revenu suffisant pour tous, mais au prix d’une forte relativisation du travail [1] au sein de toute une palette d’activités (deuxième partie) qui vont des moins nobles, le travail proprement dit, vers les plus nobles, l’action (civique), en passant par les œuvres (artistiques et intellectuelles) selon la terminologie d’Hannah Arendt [2].

Mais cela ne pourra se faire qu’au prix de deux bouleversements de notre conception du travail qui amèneront à le « transsubstantier » en « travail postmoderne » sur le modèle de tâches domestiques qui auraient complètement développé leurs potentialités positives. Le premier renversement consiste à remplacer la productivité de la division croissante du travail à la Adam Smith par celle, diamétralement opposée, des synergies des différents types d’activités parmi lesquelles il y a du travail, c’est-à-dire la « déformalisation » du travail (troisième partie). Le second consiste à substituer à la régulation par les échanges marchands des travaux séparés par la division du travail celle de la « palabre », autrement dit celle de la démocratie délibérative (quatrième partie).

Le ressort de la démonstration de toute cette contribution est assez simple : elle consiste à prendre au sérieux et jusqu’au bout l’anthropologie d’Arendt, en ne la limitant pas à ce qu’elle appelle la vie active, mais en complétant cette dernière par la reconnaissance mutuelle des œuvres et des actions de chacun (vie contemplative), afin d’aboutir au plein épanouissement de l’être humain.

Et si la deuxième journée de la femme était salariée ?
Supposons d’abord que la « deuxième journée » des femmes qui se sont « émancipées » grâce à un travail salarié dans les sociétés occidentales contemporaines soit aussi du travail salarié, sous la forme par exemple d’un salaire maternel.

Les gains de productivité au sein de la famille pourraient-ils créer des emplois salariés ?
Étant donné que les solidarités avec les personnes âgées passent de moins en moins par les solidarités familiales, la deuxième journée de travail des femmes à la maison qui serait par hypothèse salariée s’analyse en prestation de services au mari et en soins aux enfants. On pourrait donc imaginer que les Caisses d’allocations familiales départementales deviennent les employeurs des femmes pour leur deuxième journée de travail (comme elles le sont juridiquement à l’heure actuelle pour les cotisations retraite des « femmes au foyer »). Les salaires versés seraient financés par des cotisations employeurs correspondant à l’amortissement du « capital variable fixe » dont les Caisses d’allocations familiales auraient fait « l’avance ».

Dans cette hypothèse les directeurs-entrepreneurs des Caisses d’allocations familiales seraient tentés de « rationaliser » le travail domestique grâce aux bonnes vieilles méthodes fordiennes éprouvées de l’organisation scientifique du travail (OST). Les « bureaux des méthodes d’organisation scientifique des tâches domestiques » s’emploieraient, pour rentabiliser les capitaux investis dans ces nouvelles infrastructures, à « chasser les gaspillages », à réduire les coûts, bref à faire des gains de productivité. Ils financeraient des laboratoires de recherche appliquée pour améliorer les outillages des tâches domestiques (électroménager par exemple) et pour conseiller les ménagères en matière d’organisation en mettant en place des réseaux « Tupperware » permettant de mutualiser les « bonnes pratiques ». D’où une augmentation de la productivité globale de la reproduction de la force de travail. La conséquence indirecte en serait une diminution du poids relatif des salaires dans la valeur ajoutée.

L’évolution tendancielle de ce « capitalisme pur » peut être prévue en comparant avec l’évolution de la paysannerie en France ou en Italie après la fin de la Seconde Guerre mondiale : les progrès de la productivité dans l’agriculture ont « libéré » (exode rural) une main-d’œuvre qui est venue alimenter dans les banlieues des villes du nord de chacun des deux pays l’essor des industries productrices de biens de consommation, selon un mécanisme de « vases communicants » très bien décrit par Jean Fourastié [3].

Le caractère conjoncturellement réactionnaire de l’extension du Revenu social d’existence aux femmes au foyer
Pourquoi ce schéma est-il inacceptable ?

Si on abandonne les œillères de l’économisme, pour écouter les controverses à l’intérieur du mouvement féministe, on s’aperçoit qu’il y a une querelle des anciennes et des modernes.

Pour les féministes des années soixante-dix [4], l’émancipation passait (peut-être à juste titre) par l’acquisition d’une activité professionnelle autonome : chaque femme devait avoir la libre disposition de l’argent de son salaire et de son corps pour avoir une « chambre à soi » comme disait Virginia Woolf, quitte à payer un « droit de péage » d’un montant exorbitant sur le marché du travail (outre souvent un droit de « cuissage » sur le marché matrimonial), une deuxième journée de travail, non payée, une espèce de « rente en nature » versée au patriarcat.

Pour le long terme il faut certes réaffirmer que cette revendication du Revenu social d’existence reste fondamentalement juste.

Mais dans la conjoncture actuelle, trente ans plus tard [5], la voie « d’émancipation » de la génération des femmes du baby-boom n’est plus praticable. Tout simplement parce qu’il n’y a pas plein-emploi : le contexte n’est plus keynésien, mais, depuis le consensus de Washington de 1979, néo-libéral. Les femmes qui se présentent sur le marché du travail en sont les premières exclues (chômage différentiel, temps partiel subi et non choisi), et quand elles réussissent à y prendre pied elles y sont les plus précarisées, les plus exploitées, les plus harcelées moralement et sexuellement, etc. Dans ces conditions, la revendication pour elles toutes d’un Revenu social d’existence (RSE), reviendrait en fait à substituer la salarisation de la deuxième journée de travail des femmes à la première et non à la rendre complémentaire, à les priver tout simplement de tout « premier revenu », à les exclure définitivement du marché du travail salarié et à en faire des assistées ou des « mineures » à vie. Certes il y aurait décroissance de la production, puisqu’on passerait de deux journées de travail à une. Mais cela reviendrait à priver les femmes de leurs possibilités « d’émancipation » économique et politique grâce à une activité professionnelle reconnue socialement, et à n’être que nominalement salariées.

Ces conséquences politiques et idéologiques seraient évidemment inacceptables [6].

Des plus nobles aux plus viles des tâches domestiques
Il faut replacer le travail salarié, et même le travail en général, dans tout l’éventail des activités humaines en adoptant l’anthropologie d’Arendt.

Le travail, l’œuvre et l’action
Arendt s’inspire de l’anthropologie de la Grèce antique pour hiérarchiser les activités en partant des moins nobles, le « travail » (matériel), dévolu alors aux esclaves pour satisfaire les besoins « animaux » (animal laborans), pour aller vers les plus nobles, les « actions » des dirigeants politiques. Celles-ci sont mémorables, c’est- à-dire dignes d’être retenues dans les annales de l’histoire de l’humanité. Ceux qui gouvernaient la cité étaient les citoyens véritables – les hommes pleinement « libres ». Entre ces deux extrêmes, il y a les « œuvres » artisanales, artistiques et intellectuelles. Dans le cas de l’artisanat, les « œuvres » étaient réservées aux classes « moyennes », – les hilotes.

Et Arendt dénonce (à juste titre) une espèce de camera obscura à l’échelle des siècles, voire des millénaires, un renversement qui fait passer du Grec de l’Antiquité à « l’homme moderne ». L’économie dans la cité grecque désigne « l’art » du « management des esclaves du domaine » (oïkos), art indigne de l’attention des facteurs d’œuvres et a fortiori des acteurs politiques. À l’époque moderne, l’économie est sortie de l’espace domestique privé (qui dans l’Antiquité, pour les citoyens qui étaient tous des propriétaires terriens, avait l’extension spatiale d’une latifundia) pour « déterminer en dernière instance » la totalité de l’espace public. Au contraire, l’espace privé se restreint comme une peau de chagrin à la dimension de la famille nucléaire quand ce n’est pas à celle de l’individu complètement isolé de la « foule solitaire ». Et le pire est alors que la catégorie de travail, surtout sous sa forme salariée, phagocyte celles de l’œuvre et de l’action au point de dissoudre toutes les séparations et de détruire toutes les articulations qu’il pouvait y avoir dans l’anthropologie grecque selon Arendt. La dénomination de « salaire » acquiert progressivement un quasi-monopole pour désigner tout revenu, quelle que soit l’activité, travail, œuvre ou action qui est censée le justifier.

Mais cet « uniforme » du salaire ne saurait dissimuler que toute activité humaine, que ce soit le travail de l’ouvrier spécialisé ou les tâches du foyer, combine de manière invisible et en proportions variables de l’initiative et de la décision (action, gouvernement), de l’œuvre et du travail machinal, non pas dans une monade isolée du reste de la société, mais dans des rapports de domination (action), d’information (œuvre) ou de production (travail) déterminés.

C’est l’idolâtrie de l’argent qui développe désormais à l’échelle du globe une équivalence généralisée des travaux, des œuvres et des actions [7].

Face à l’aliénation et la réification généralisées du salariat au point que le culte de Mammon devienne un « totalitarisme doux » – un renversement « léniniste » consisterait à « remettre sur ses pieds ce que le libéralisme a mis à l’envers » : « l’œuvre » intellectuelle (de Marx par exemple) d’analyse des contradictions du capitalisme (alias le « travail salarié ») éclaire « l’action » de l’avant-garde politique révolutionnaire pour libérer l’humanité esclave du travail salarié.

Un féminisme-léninisme ?
On pourrait être tenté de transposer ce schéma léniniste-arendtien à l’émancipation féminine. Leur praxis du gouvernement de la maisonnée (action) et leur capacité à métamorphoser en chefs-d’œuvre humains (œuvres matérielles artisanales de la couture et de la cuisine, œuvres spirituelles de l’éducation et d’embellissement de la vie quotidienne, œuvres de l’amour enfin) la simple et humble dépense d’énergie mécanique ou animale (animal laborans) donneraient aux femmes la mission historique [8] de remettre sur ses pieds la hiérarchie des activités humaines selon leur degré de noblesse, le travail, l’œuvre, l’action [9].

Il faut évidemment saluer le progrès considérable qui consiste à ne pas rabattre toutes les activités humaines sur le seul travail, comme a tendance à le faire l’idéologie économique.

Les intuitions d’Arendt, qui déploient l’éventail des activités qui vont du travail à l’action politique en passant par l’œuvre, rejoignent celles d’André Gorz [10] qui distingue les « activités autonomes » des « activités hétéronomes » : les premières consistent à mettre la capacité individuelle « d’action » politique de chacun au « poste de commandement ». De même le « désir de voir le bout de ses actes [11] » qu’il voit chez chacun d’entre nous peut se traduire en langage arendtien par l’aspiration à intégrer son « travail » dans une « œuvre » personnelle. Mais ceux qui en restent à la tripartition d’Arendt, travail, œuvre, action, pour l’appliquer mécaniquement à toutes les activités humaines, et donc en particulier aux activités des femmes au sein de leurs familles, oublient qu’il ne s’agit là que de la moitié de son anthropologie. Ces trois types d’activités sont ce qu’elle appelle la vita activa. Elle les oppose à la vita contemplativa. Et c’est cette dernière qui, dans l’Antiquité, constitue le « bonheur suprême », l’enrichissement véritable.

La productivité de la « déformalisation » du travail
Mais à l’époque postmoderne, la vita contemplativa peut-elle encore prétendre « produire » de la richesse et du bien-être ?

L’impossibilité de réguler les économies informelles
Si Arendt a segmenté la vita activa en trois formes distinctes, elle a laissé la vita contemplativa indifférenciée. C’est que cette dernière est un en deçà de toute différenciation, de toute formalisation et donc de toute séparation.

Ce qui permet de revenir à la soi-disant division sexuelle du travail. Les sociologues « conventionnalistes [12] », par exemple, analysent les différents modes sociaux de coordination des différentes activités, et notamment ceux des activités domestiques. Certes, ce faisant, ils brisent le monopole du modèle du marché. Certes, ils déploient tout un éventail de « conventions » et de « cités » (marchandes, civiques, industrielles, aristocratiques, domestiques etc.) qui modulent et raffinent l’analyse extrêmement grossière et simpliste proposée par les thuriféraires du marché. Mais pour que les coordinations puissent agir par des « règles » ou des « conventions », encore faut-il que les activités humaines (et en particulier les activités féminines) aient fait l’objet d’un « investissement de forme [13] ». Celui-ci est nécessaire pour les « formater » et ainsi les rendre mesurables et quantifiables, donc susceptibles d’être mises en équivalence et de rentrer dans ces régulations. Et de ce point de vue, en mettant la « cité domestique » sur le même plan que les cités marchandes, industrielles, etc., nos « conventionnalistes » présupposent que les activités au sein de la cité domestique ont fait l’objet des investissements de forme préalables. Ces investissements de forme sont de même nature que les « disciplines » ou les « contrôles » qui ont formaté au cours de l’accumulation primitive [14] la force de travail pour qu’elle puisse entrer dans les modes de coordination caractéristiques du pseudo-marché du travail.

Or, ce n’est pas le cas.

Première conception a minima de l’informel comme « halos » et chevauchements entre travail, œuvre et action
D’autre part, nos économistes et sociologues « conventionnalistes [15] » ont tendance à vouloir faire de la régulation par les règles un effet d’une volonté consciente. Pourtant, les anthropologues et les psychanalystes [16] nous ont familiarisés avec des « règles » comme les règles élémentaires de la parenté, la prohibition de l’inceste, le don [17], ou même les habitus, etc., qui fonctionnent d’autant plus « efficacement » qu’elles le font à l’insu de leurs « assujettis ».

Pour essayer de sauver néanmoins l’apport des « conventionnalistes » il faudrait leur permettre l’extension de leur concept de conventions à ces règles non conscientes, et en particulier à celle de l’économie du don (la triple obligation de donner, d’accepter et de rendre).

Selon la tripartition travail – œuvre – action de la vita activa d’Arendt, la « formalisation » permet de « séparer » des classes sociales, bref d’instaurer une division sociale du travail. Mais, en même temps, un « halo » rend les frontières entre les formalisations floues. Cela permet des chevauchements et des entrelacements entre des travaux, des œuvres et des actions, bref des synergies. Par exemple, si au lieu de se limiter aux seules œuvres « artisanales » on va jusqu’aux œuvres artistiques ou, a fortiori, intellectuelles, on voit qu’il n’y a pas, dans la Grèce antique en tout cas, de solution de continuité stricte entre l’artisan et l’artiste. On retrouve ce même « halo » chez les artistes ingénieurs de la Renaissance. D’autre part, « l’œuvre » philosophique peut aussi bien dans la Grèce antique être produite par un esclave (Épictète) que par un aristocrate (Platon). A contrario, les sociétés où la formalisation est trop stricte entravent leur puissance créatrice, comme on peut le voir dans les sociétés de castes comme l’Inde.

La productivité globale des « halos » de non-formalisation, – les synergies entre les travaux, les œuvres et les actions –, résulte du simple fait qu’en ouvrant par exemple aux esclaves et aux aristocrates la profession de philosophe on augmente fatalement le volume et la qualité (par l’émulation) des « œuvres » philosophiques. Elle résulte également du fait que les halos multiplient les occasions de confrontations, de métissages, d’hybridations, etc., ou encore, en langage moderne, de transferts de technologie et de surplus de productivité.

La productivité de la performativité du langage
L’existence de ces halos, de ces synergies et de ces covariations de productivité rend les activités autres que le travail informalisables et donc impossibles à réguler par le marché.

Les externalités positives de l’informel
Mais la contrepartie positive de ces « halos » est de mettre en communication les différents étages du système nerveux de chaque individu pour créer des synergies : celles-ci mobilisent en effet les énergies créatrices de chacun, énergies qui ne sont pas individuellement maîtrisées, ni conscientes bien souvent, et qui sont stérilisées et freinées par les procédures d’homogénéisation, de standardisation et de routinisation qu’appelle fatalement le développement de la division technique du travail.

L’intuition qu’il n’y a peut-être pas corrélation entre niveau de « productivité globale de la reproduction » (et donc de la société dans son ensemble) et « degré de formalisation » des activités de production est confortée par les analyses microsociologiques des activités domestiques.

En effet – en termes moins abstraits et moins macro-économiques – l’assimilation des tâches domestiques à du travail se heurte à l’impossibilité de les mesurer par une grandeur homogène. À la différence du travail salarié idéalement mesuré par le « temps de travail socialement nécessaire ». Par exemple, lorsqu’une femme enceinte « continue » à travailler, sa contribution « en nature » à la reproduction sociale ne peut pas se mesurer de manière quantitative évidente. Ni par l’équivalence d’un temps de travail. Ni a fortiori par de l’argent, par exemple les indemnités journalières de son congé de maternité ! Et on peut passer en revue d’autres tâches domestiques comme la surveillance des enfants ou la cuisson des repas. Bien sûr, le travail productif lui-même comprend des tâches de surveillance. On pourrait donc oser, avec un brin d’ironie, assimiler les modestes cuisinières des cuisines de HLM aux hauts-fourneaux géants de la sidérurgie. Mais les normes, les cadences et les codes qui permettent de rendre équivalents les temps concrets (effectivement dépensés à surveiller, à manipuler, à réparer et à entretenir dans les « pores de la journée de travail » selon l’expression de Marx) à un temps de travail socialement nécessaire n’existent même pas dans le cas des familles. Et il n’y a pas d’institution, comme la hiérarchie des contremaîtres ou les négociations salariales, qui permettraient de mettre en œuvre ces mises en équivalence.

Ainsi, il y a un défaut d’analyticité des tâches domestiques. À cause de la connexion étroite de leur temporalité sociale propre avec des cycles temporels naturels et biologiques, elles sont irréductibles à toute mesure et à toute quantification : elles ne peuvent pas entrer dans des calculs, des additions, des multiplications, des sommations et des moyennes ni, surtout, dans des mises en équivalence. Or ces dernières sont des préalables incontournables pour des « échanges d’équivalents », éventuellement monétarisés. Il y a donc une résistance « naturelle » des tâches domestiques à la marchandisation de la planète. On pourrait s’acharner à « domestiquer » le travail domestique pour le rendre quantifiable. Mais ce n’est pas souhaitable, parce que cela stériliserait les ressorts cachés de sa productivité propre, justement son caractère informel.

En effet, ce défaut d’analyticité a une contrepartie positive : les tâches domestiques peuvent être faites simultanément et en synergies à condition que les différentes tâches exécutées en même temps n’exigent pas toutes un même et intense degré d’implication personnelle, et en particulier une mobilisation énergique de longue durée des facultés cérébrales supérieures. Les femmes, autrefois, tricotaient en allaitant ou en surveillant la soupe sur le feu ou les devoirs des enfants. En termes informatiques, leur travail est multitâche et en temps partagé. Mais en réalité, ce qui fait le « prix » du travail domestique est moins de pouvoir faire « l’homme-orchestre » (sic !) que d’avoir de la réactivité (politique) et de la capacité d’anticipation, d’intégration, d’imagination et de synthèse. Ces qualités caractérisent le grand homme d’action selon Arendt. Ce sont ces mêmes qualités que le capitalisme le plus avancé exigerait de plus en plus souvent, selon Luc Boltanski et Ève Chiapello [18], non seulement de ses grands patrons mais même de ses salariés ordinaires. Ce sont les qualités requises par la « cité de projets » ou par la cité par « réseaux », bref par la cité postmoderne.

Si on veut donc à tout prix plaquer les catégories de l’économie politique sur la « productivité sociale » des tâches domestiques, il vaut mieux abandonner le modèle de la manufacture d’épingles chère à Smith pour en revenir au « croît » de Quesnay, le « surplus » offert par la nature et non par l’homme chez les physiocrates [19].

La productivité de l’interconnexion généralisée via la communication
Quand un fonctionnaire tricote pendant une réunion, quand une femme allaite en surveillant les devoirs de ses autres enfants ou quand un conducteur téléphone en roulant, chacune de ces tâches requiert un degré d’implication et d’attention différent. Mais intuitivement il est évident que la « productivité » globale de la société ne peut qu’augmenter si, au lieu de ne mobiliser qu’un étage du système nerveux (le cortex frontal par exemple), on n’exclut pas de recourir simultanément aux étages inférieurs, et en particulier aux mécanismes réflexes, dans des proportions évidemment à articuler et à optimiser. Et on a l’intuition qu’il existe des synergies non conscientes entre ces différents étages.

Bernard Billaudot [20] clarifie les trois catégories d’activités de la vita activa selon Arendt en leur faisant correspondre un degré et un seul d’implication subjective. Celui-ci croît avec la « noblesse » de la partie du système nerveux mobilisée [21]. Mais cette clarification, pour des besoins didactiques, pourrait faire croire, à tort, qu’il n’y a que des cloisons étanches entre travail, œuvre et action, et que ces activités n’ont pas un médium commun, celui de la réflexivité généralisée du langage. En effet, ce médium est ce qu’exclut Billaudot de l’anthropologie d’Arendt – la vita contemplativa – qui dépasse (« sursume », Aufhebung) la séparation des trois activités, travail, œuvre, action, en les faisant se chevaucher, interférer et s’interféconder mutuellement : les moines laboratores (vita activa) sont aussi des moines oratores (vita contemplativa). Ils prient en travaillant et réciproquement.

Ce qu’Arendt appelle la vita contemplativa ne consiste pas en une déconnexion de la vita activa pour basculer dans la vacuité stérile de la vacance et du loisir. Pour le marin Grec c’est l’appropriation amoureuse de ce qu’est véritablement la mer, sa communion avec elle devenue une seconde nature, qui lui permet de combiner les forces de l’équipage avec celles des vents et des courants, grâce à ses connaissances pour saisir le moment opportun du kairos et bien piloter le navire. Pour le moine, c’est sa propre contemplation jubilatoire du monde que peint le dominicain Fra Angelico (vie contemplative) quand il se représente lui-même dans un coin des fresques du couvent de San Marco à Florence : il se réfléchit lui-même admirant ce que son Dieu a créé, à moins qu’il n’admire plutôt humblement de n’être que l’humble instrument de la réflexion de Dieu en son tableau. C’est cette même « connaissance unitive » (selon le langage de Huxley [22]) qui permet à un autre dominicain, Saint-Thomas d’Aquin, de dessiner l’architecture monumentale de la Somme théologique en contemplant celle du cloître des Jacobins à Toulouse [23].

Le slogan de « rêve général » qu’on peut reprendre aux aborigènes d’Australie serait-il productiviste ?

Messianisme féministe et régulation par la palabre (démocratie délibérative)
Faut-il renoncer à accorder les rêves de chacun dans une régulation d’ensemble et de ne faire de la productivité du rêve qu’une propriété exclusive des individus ?

La productivité du don généralisé
Pour sortir de cette difficulté, il faut se souvenir que la thèse qu’Arendt a faite en sa jeunesse avec Heidegger avait pour objet l’amour chez saint Augustin [24]. Ce dernier, avec saint Thomas, est un des grands théologiens de la Trinité. Dans cette théologie, l’amour divin (dont procède l’amour humain) est dépeint sur les tableaux de la Renaissance comme une « conversation sacrée » éternelle entre les trois personnes divines, un don d’amour mutuel entre les trois personnes.

Et il faut mettre en rapport cette représentation religieuse de la Trinité divine avec la tripartition des activités, le travail, l’œuvre et l’action (le gouvernement), puisque leur matrice commune est la tripartition des fonctions dans les sociétés indo-européennes comme l’a analysé Georges Dumézil [25] : le roi (l’action politique), le prêtre (l’œuvre spirituelle) et le paysan (travail matériel).

Dès lors, la reconstitution de l’unité du corps social brisé par une division sociale du travail débridée et folle dans le capitalisme se pense comme la restauration du don, c’est-à-dire la triple obligation de donner, d’accepter et de rendre médiatisée par le langage, une « conversation sacrée et éternelle » entre les trois entités personnifiées et divinisées du travail (économie), de l’œuvre (culture, éducation, sciences et arts) et de l’action (histoire) [26].

Du mythe du matriarcat à l’utopie féministe
Ma critique, qui se veut constructive, s’appuie sur celle de Frédéric Lordon [27] pour montrer que cette économie du don (l’amour qui circule entre les trois personnes divines dans les « conversations sacrées ») est notre utopie (autrement dit notre horizon politique) et non pas un mythe fondateur dont la « religion » serait à défendre ou à restaurer : ce qui nous apparaît comme mythe fondateur – ici l’économie du don comme socialité primaire conjurant la violence sauvage primitive – doit être décodé comme une utopie rétrospective, une projection dans le passé de nos espérances quant à notre avenir. Nous espérons dépasser la violence de la lutte pour la vie incarnée par le marché, en allant vers une fraternité retrouvée. Si on applique ce chiasme à la vulgate marxienne de la succession des modes de production, alors le mythe du « communisme primitif [28] » qui n’a jamais réussi à convaincre un seul ethnologue et un seul anthropologue, le mythe sacré et transcendant de l’Éden perdu par la faute de l’homme, rejoint le messianisme profane et immanent des « aujourd’huis qui chantent ».

Le mythe du communisme primitif qu’Engels lisait chez Bachofen [29] sous la forme d’un matriarcat doit donc être transformé à notre époque en un messianisme féministe. Le dépassement du travail salarié (alias le dépassement du capitalisme) passe par la métamorphose du travail en « activités domestiques postmodernes », des activités où on voit le « bout de ses actes », comme dit André Gorz.

Nous sommes ici très proches de ce que Jürgen Habermas appelle « l’agir communicationnel [30] ». Mais alors que ce dernier met l’accent sur l’action, Arendt nous invite à le déplacer sur la communication, voire sur la communion, figure positive inversée de la mondialisation libérale au stade du « capitalisme cognitif [31] ».

Cette inversion messianique de la flèche du temps qui va du mythe à l’utopie invalide la conception positiviste d’un temps homogène et orienté qui irait d’une origine vers une fin. Or, c’est le temps implicitement présupposé par la conception des économistes classiques [32] du travail humain calquée sur la mécanique du début du XIXe siècle lors- qu’il mesure la valeur économique par le « temps de travail socialement nécessaire ». Il faut plutôt en revenir à un temps cyclique, où le mythe fondateur est à chaque instant contemporain de l’utopie apocalyptique (jugement) de la fin des temps, où, comme chez Walter Benjamin [33], chaque instant est gros d’une discontinuité créatrice possible – une révolution dans le domaine politique.

Au lieu d’avoir un travail parcellisé qui sépare les individus et qui se conforme aux lois mécaniques de la conservation de l’énergie, on passe à une communion à la fois contemplative (vita contemplativa) et active (vita activa) qui crée (néguentropie) à chaque instant ex nihilo de l’humain et de l’histoire pendant que l’énergie humaine employée à combiner labeur (énergie mécanique), œuvre et action se dégrade (deuxième loi de la thermodynamique). On en vient alors à une conception « physiocratique » (ou en langage contemporain « écologiste [34] ») du temps : c’est le « croît » de temps historique qui est véritablement créateur de richesses spécifiquement humaines.

Conclusion
Pour montrer que décroissance et féminisme peuvent se conjuguer pour aboutir à une augmentation substantielle de revenus, c’est-à- dire non seulement d’emplois salariés, mais également d’enrichissement matériel et spirituel, il m’a fallu effectuer deux sauts périlleux.

Le premier a consisté à montrer que les mécanismes d’augmentation de la productivité généralisée (selon les trois dimensions du travail, de l’œuvre et de l’action) dans le travail ordinaire et dans les tâches domestiques étaient diamétralement opposées : la formalisation des travaux est une condition incontournable de leur division capitaliste, elle-même source des gains de productivité, division « dépassée » (Aufhebung) par l’échange marchand ; au contraire, c’est la « récalcitrance absolue » des tâches domestiques à être codifiées, formalisées et donc régulées par l’échange marchand qui est à l’origine de sa « productivité spécifique » : s’enrichir consiste alors à « déformaliser » les activités humaines.

Le deuxième saut périlleux consiste à métamorphoser la productivité de l’énergie mécanique et animale dans les catégories de la vita activa selon Arendt (travail, œuvre, action) en une productivité spécifiquement humaine, voire spirituelle, de la communication grâce à la « performativité » sociale du langage. La régulation de l’activité « déformalisée », « informelle », est la « palabre » ou, en langage postmoderne, la « démocratie délibérative ».

Les leçons à en tirer coulent de source. C’est grâce aux femmes du Sud du Nord, celles des cités qui brûlent, et du Sud tout court (économie informelle des favelas des mégapoles du Sud) que résistent les derniers carrés de la socialité primaire du don. Ce sont donc ces réseaux informels d’entraide féminine qu’il faut arracher au capitalisme qui les instrumentalise pour assurer une reproduction « bon marché » de la force de travail [35]. Il faut les consolider par des aides directes (subventions), les protéger par les « digues » fragiles que représentent les quasi-monnaies non thésaurisables, dédiées et « interdites de salarisation ». Et surtout, il faut entendre dans le « bavardage des femmes » – la palabre – les balbutiements de la démocratie délibérative et participative.


[1Méda, Dominique, Le Travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, Paris, 1995 ; Méda, Dominique, Qu’est ce que la richesse ?, Aubier, Paris, 1999 ; Rifkin, Jeremy, La Fin du travail, Préface de Michel Rocard, La Découverte, Paris, 1997 ; Viveret, Patrick, Reconsidérer la richesse, Édition de l’Aube, Paris, 2003.

[2Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983.

[3Fourastié, Jean, Les Trente glorieuses, ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Fayard, Paris, 1979.

[4Delphy, Christine. L’Ennemi principal, Syllepse, 1997.

[5Méda, Dominique, Le Temps des femmes. Pour un nouveau partage des rôles, Flammarion, Paris, 2001.

[6En outre, le concept de « salaire familial » est conceptuellement une contradiction dans les termes. Voir : Rey, Pierre Philippe, Les Alliances de classes, Sur l’articulation des modes de production, Maspero, Paris, 1973, et Meillassoux, Claude, Femmes, greniers et capitaux, Maspero, Paris, 1975.

[7Goux, Jean-Joseph, Économie et symbolique, Seuil, Paris, 1973.

[8Analogue à celle dévolue au prolétariat par Marx, à savoir de sauver toute l’humanité en se sauvant lui-même.

[9On retrouve cette hiérarchie rétablie pour la maîtresse de maison de la famille bourgeoise idéale du XIXe siècle : elle est censée « gouverner » la maisonnée depuis les tâches des servantes et des serviteurs (travail) jusqu’à l’observance de « l’étiquette » à table et jusqu’à la production de ces « œuvres » que sont aussi bien le repas de Françoise offert par la mère du narrateur à M. de Norpois qu’une brillante conversation dans le salon de Mme de Guermantes.

[10Gorz, André, Métamorphoses du travail, Quête du sens, Critique de la raison économique, Galilée, Paris, 1988.

[11Gorz, André, Les chemins du paradis, Agonie du capital, Galilée, Paris, 1983. Gorz, André, Misère du présent, Richesse du possible, Galilée, Paris, 1997.

[12Boltanski, Luc, Thévenot, Laurent, Les Économies de la grandeur, Cahiers du centre d’études de l’emploi 31, Presses Universitaires de France, Paris, 1987.

[13C’est Laurent Thévenot qui a introduit cette expression des « investissements de forme ». Cf. notamment : Boltanski, Luc, Thévenot, Laurent, Les Économies de la grandeur, op.cit.

[14Selon les célèbres analyses de Michel Foucault qui prolongent celles de Marx sur l’accumulation primitive : Foucault, Michel, Surveiller et punir, Naissance de la prison, Gallimard NRF, Paris, 1975, 318 p.

[15Peut-être sous l’influence insidieuse du modèle du choix rationnel (RAT).

[16Et même certains sociologues comme Bourdieu.

[17Voir tous les travaux du MAUSS (outre ceux de Marcel Mauss) à commencer par : Caillé, Alain, Anthropologie du don, Le tiers paradigme, Desclée de Brouwer, Paris, 2000 ; Caillé, Alain, Dé-penser l’économique, Contre le fatalisme, La Découverte, Paris, 2005.

[18Boltanski, Luc, Chiappello, Ève, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999.

[19Autrement dit, si le service de reproduction assuré par les femmes devait être rémunéré en argent, ce revenu relèverait davantage de la catégorie marxienne de la rente que de celle du salaire.

[20Billaudot, Bernard, Degré d’engagement des individus dans leurs activités et organisations sociales. À partir de Condition de l’homme moderne de Hannah Arendt. Communication au colloque PEKEA de Dakar, « individus et société », 1 à 3 décembre 2006. Communication aimable et privée de l’auteur.

[21Ou de mobilisation croissante comme dans la cité par projet de Luc Boltanski et d’Ève Chiapello.

[22Huxley, Aldous, Philosophia perennis, Seuil, Paris.

[23Panofsky, Erwin, Architecture gothique et pensée scolastique, Minuit, Paris.

[24Arendt, Hannah, Le Concept d’amour chez Augustin, Essai d’interprétation philosophique, Payot, Paris, 1 929.

[25Dumézil, Georges, Les dieux souverains des indo-européens, Gallimard, Paris, 1977 ; Dumézil, Georges, Mythes et dieux des indo-européens, Flammarion, Paris, [1968], 1992.

[26Selon Frédéric Lordon l’économie du don serait l’ontologisation de la socialité primaire. Cf. : Lordon, Frédéric, L’intérêt souverain, Essai d’anthropologie spinoziste, La Découverte, Paris, 2006.

[27Ibid.

[28Engels Friedrich. L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, 1884.

[29Bachofen, Johann Jakob, Myth, Religion and Mother Right, selected writings of J. J. Bachofen, Princeton University Press, Princeton, 1973.

[30Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, Tome 1. Rationalité de l’agir et rationalisation de la société, Fayard, Paris, 1987 ; Habermas, Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, Tome 2. Pour une critique de la raison fonctionnaliste, Fayard, Paris, 1987.

[31Negri, Antonio, Hardt, Michael, Empire, Exils, Paris, 2000 ; Negri, Antonio, Hardt, Michael, Multitude, Guerre et démocratie à l’âge de l’empire, La Découverte, Paris, 2004.

[32La valeur « travail » de Smith à Marx en passant par Ricardo.

[33Benjamin, Walter, Thèses sur l’histoire, Repris dans Benjamin, Walter, Œuvres III, Folio essais, Gallimard, Paris. Commentées dans : Löwy, Michael, Walter Benjamin, avertissement d’incendie : une lecture des thèses « Sur le concept d’histoire », PUF, Paris, 2001 ; Scholem, Gershom, Benjamin et son ange, Payot, Rivages, Paris, 1995.

[34Gorz, André, Capitalisme, socialisme, écologie. Désorientations, orientations, Galilée, Paris, 1991.

[35Ce qui n’exclut pas souvent, en outre, une « exploitation minière des femmes et des enfants » comme au moment de « l’accumulation primitive ».