Métaphysique de l’accident

lundi 8 novembre 2021, par Daniel CÉRÉZUELLE

« Mein Gott, faut-il être bête pour dire cela ! »
Edgar Poe
« Sont-ils fous, cria une voix sur notre pont, cherchent-ils leur ruine ? »
Thomas de Quincey
« Perspicere : voir à travers. » « Perspicace : qui aperçoit ce qui est difficile à voir. »
Dictionnaire Larousse

Les vigies : Le romancier Milan Kundera relevait que « la portée existentielle d’un phénomène social est perceptible avec la plus grande acuité non pas au moment de son expansion, mais quand il se trouve à ses débuts, incomparablement plus faible qu’il ne le deviendra demain [1] ». Il signale ainsi qu’une des plus pénétrantes critiques de la bureaucratisation de l’action publique fut formulée dans un roman de Stifter, Der Nachtsommer, publié en 1857, alors que le modèle rationnel-légal de la gestion étatique de la société n’en était qu’aux débuts de son application en Allemagne. On peut lire dans ce roman un passage dans lequel un haut fonctionnaire allemand raconte au personnage principal pourquoi il a mis fin à une brillante carrière en se retirant de la vie publique. Il explique que tant que l’administration s’élargissait et s’agrandissait, elle devait engager un nombre de plus en plus grand d’employés et parmi eux, inévitablement, de mauvais ou de très mauvais. Il fut donc impératif de créer un système qui permettait aux opérations nécessaires d’être accomplies sans que la compétence inégale des fonctionnaires les pervertisse ou les affaiblisse. « Pour illustrer mon propos, je dirais que la montre la plus parfaite serait celle dont le mécanisme ne faillirait pas, lorsqu’on en changerait les pièces, intervertissant les bonnes et les mauvaises et inversement. Mais une telle montre ne saurait se concevoir. Or, le service de l’État devrait se concevoir ainsi, ou se renoncer en raison de l’évolution qu’il avait atteinte [2]. »

Exactement à la même époque, dans Bartleby the Scrivener [3], publié en 1853, Herman Melville, qui tout jeune dut travailler comme employé dans une banque, montre comment la civilisation industrielle, dont il observait l’émergence, favorisait elle aussi des formes extrêmes de dépersonnalisation bureaucratique. Le narrateur de la nouvelle raconte le calvaire d’un petit employé américain qui n’arrive pas à se plier aux normes du monde impersonnel des bureaux dont le développement accompagne le triomphe apparent de l’esprit d’entreprise. Ce faisant, il montre comment dans ce nouvel environnement plus personne, y compris lui-même, n’est désormais capable d’accomplir l’acte personnel qui pourrait rompre l’enchaînement de procédures qui va conduire à la mort un inadapté innocent, dont chacun sait qu’il n’a rien fait de mal.

Que ce soit ici sous l’impulsion de l’État, ou là sous celle du Capital, au moment où se met en place la société industrielle, les esprits les plus sensibles se révoltent devant la perspective d’une dépersonnalisation bureaucratique qui leur semble l’inéluctable conséquence de la modernisation. Ce que la perspicacité des romanciers a enregistré, il faudra attendre trois générations de plus pour que les sciences sociales le reconnaissent. Stifter et Melville ont été comme ces vigies qui restent éveillées la nuit et à qui une sensibilité extrême permet de voir arriver le danger de loin, alors que tous les autres sommeillent.

Il en va de même du risque technologique et de l’accident qui sont devenus une des caractéristiques essentielles du monde moderne. Toujours à la même époque, deux autres écrivains anglo-saxons, Edgar Allan Poe et Thomas de Quincey, ont voulu également attirer notre attention sur la vulnérabilité de la nouvelle civilisation technicienne au risque technique dont ils sentaient de manière prémonitoire qu’il en serait un des caractères essentiels. Notons qu’avant l’avènement de la machine à vapeur, l’accident n’était pas un thème littéraire important. Certes, les naufrages de navires sont parfois évoqués, comme dans le dénouement de Paul et Virginie, mais aucune grande œuvre littéraire française ne s’attarde à en retracer la genèse ou à en faire la description attentive. Tant que l’on se déplace à pied ou à cheval, personne ne semble se soucier du sens humain d’un accident de circulation [4]. Dans l’Occident préindustriel, le raté technique n’est pas en soi un sujet d’intérêt ; il ne recèle aucun enjeu existentiel méritant une investigation littéraire. Les choses vont changer avec la révolution industrielle.

Ontologie de l’accident
Commençons par rappeler un « fait divers » récent et tragique : « Plus d’un mois après l’accident du Concorde d’Air France, qui a fait 113 morts le 25 juillet 2000, le mystère se lève sur la lamelle métallique soupçonnée d’être à l’origine de la catastrophe. Elle pourrait provenir d’un DC-10 de Continental Airlines ayant décollé juste avant le supersonique... »

Le BEA a confirmé le scénario initial d’une cascade de défaillances provoquée par l’éclatement d’un pneu qui a heurté une pièce métallique qui se trouvait sur la piste... Comment quelques grammes d’alliage léger peuvent-ils déchirer et faire exploser un pneu d’avion avec plus de 180 tonnes de métal et de carburant au-dessus, et provoquer ensuite cet incroyable enchaînement qui a mené à la catastrophe ? En tout cas les faits sont là ; je vous lis le communiqué de Continental : « Les inspecteurs ont constaté qu’une baguette de métal manquait dans un espace entre la turbine d’inverseur de poussée et le capot du réacteur droit [5]... »

Il est intéressant de rapprocher ce communiqué qui parle d’un « incroyable enchaînement ayant mené à la catastrophe » de la nouvelle L’Ange du bizarre [6], publiée par E. A. Poe en 1845. Cent cinquante-six ans avant la tragédie de Gonesse, le piteux narrateur de cette histoire burlesque lit dans son journal le communiqué suivant : « Les routes qui conduisent à la mort sont nombreuses et étranges. Un journal de Londres mentionne le décès d’un homme dû à une cause singulière. Il jouait au jeu de puff the dart, qui se joue avec une longue aiguille, emmaillotée de laine, qu’on souffle contre une cible à travers un tube d’étain. Il plaça l’aiguille du mauvais côté du tube, et, ramassant fortement toute sa respiration pour chasser l’aiguille avec plus de vigueur, il l’attira dans son gosier. Celle-ci pénétra dans les poumons et tua l’imprudent en peu de jours. »

En lisant ce communiqué à l’issue d’un repas très copieux et fort arrosé, cet Américain typiquement moderne entre dans une immense rage, et cela, précise-t-il, « sans savoir pourquoi ». Peut être est-ce parce qu’il vient de réveiller son esprit « avec force verres de Lafitte » (bigre ! Il avait des moyens qu’on lui envie...), et que cette boisson éminemment philosophique l’a rendu particulièrement perspicace. Lisons attentivement comment il s’en explique : « Cet article, m’écriai-je, est une méprisable fausseté, un pauvre canard ; c’est la lie de l’imagination de quelque misérable fabricant d’aventures au pays de Cocagne. Ces gaillards-là, connaissant la prodigieuse jobarderie du siècle, emploient tout leur esprit à imaginer des possibilités improbables, des accidents bizarres, comme ils les appellent, mais pour un esprit réfléchi (comme le mien, ajoutai-je en manière de parenthèse, appuyant sans m’en apercevoir, mon index sur le côté de mon nez), pour une intelligence contemplative semblable à celle que je possède, il est évident, à première vue, que la merveilleuse et récente multiplication des accidents bizarres est de beaucoup le plus bizarre de tout. Pour ma part, je suis décidé à ne rien croire désormais de tout ce qui aura en soi quelque chose de singulier. »

Les philosophes relèveront que la conclusion « pour ma part, je suis décidé à ne rien croire désormais de tout ce qui aura en soi quelque chose de singulier » a un ton résolument cartésien. Ce n’est pas par hasard. De fait, dans ce bref passage, un petit bijou de concision ironique, Poe énonce et déconstruit en quelques lignes le Discours de la méthode de l’optimisme technophile moderne. Avec une grande virtuosité dialectique, il s’amuse à entremêler dans ce texte trois niveaux d’énoncés. Tout d’abord (premier niveau) notre personnage confesse que le motif de sa rage lui échappe. Poe suggère donc clairement que ce n’est pas la raison, mais plutôt l’inconscient qui est ici aux commandes. À nous d’interpréter cette rage : la lecture de ce communiqué semble avoir ébranlé une croyance profonde, nous verrons plus loin laquelle, essentielle à l’équilibre de cet homme. Un point sensible a été touché, a fait vaciller un instant cet équilibre et la colère se déclenche aussitôt pour refouler l’angoisse qui en découle. C’est pourquoi (deuxième niveau) immédiatement notre narrateur s’empresse de se contredire en nous servant des « raisons » qui lui semblent tout à fait suffisantes : il se décrit comme doté d’un esprit « contemplatif », c’està-dire un esprit qui se veut philosophique, au-dessus des contingences de ce monde, un esprit familier des vérités universelles et intemporelles. Pour un tel esprit, fidèle aux enseignements de la raison philosophique traditionnelle, l’accident, c’est le passager, le singulier, ce qui s’oppose à l’essence permanente des choses. Puisque, selon Aristote, il n’y a de science que du général, et qu’il ne peut y en avoir du singulier, il n’y a rien à apprendre des accidents. Il est donc « évident » qu’il est inutile, voire même nocif de s’intéresser à ce qui tourne mal. Si le public s’intéresse aux accidents, ce n’est que par faiblesse d’esprit et crédulité. Et ceux qui leur en parlent ne sont que des êtres dominés par l’imagination, des esprits fascinés par le sensible et non par l’intelligible. Ceux qui s’intéressent aux accidents sont donc ceux qui ne comprennent pas qu’ils vivent dans un monde régi par des lois universelles et qui ont peur de ce qu’ils ne savent pas prévoir. Tel est le motif apparemment rationnel que le narrateur plaque a posteriori sur ses émotions. Notons que ce discours préfigure de manière saisissante les arguments des chantres contemporains du progrès face à des critiques de l’innovation et à des inquiétudes qu’ils perçoivent comme l’expression d’une technophobie obscurantiste. Mais non seulement Poe nous fait bien comprendre qu’il s’agit d’une rationalisation, qu’elle est fondée sur le déni, mais en outre, certains éléments du texte (troisième niveau) suggèrent que cette rage a bien d’autres motifs, plus profonds, et nous donnent des indications assez précises sur les certitudes qui ont été ébranlées par le récit de l’accident.

Très curieusement, le narrateur s’indigne de ce que l’auteur de l’article « imagine des possibilités improbables ». Par un paradoxe ironique, Poe procède à un retournement de la rhétorique progressiste courante au XIXe siècle. Jusque-là c’étaient les inventeurs, les artisans et les partisans du progrès technique qui s’enorgueillissaient d’imaginer des possibilités pour en tirer parti. N’est-ce pas le propre du progrès technique de faire que, grâce au pouvoir de l’imagination, ce qui était impossible devienne possible ? Or, tout d’un coup, ce qui était la vertu de l’inventeur prométhéen devient une faute intolérable. Et pourquoi donc ? Parce qu’au lieu de nous faire entrer dans le monde de la merveilleuse et récente multiplication des possibilités techniques, l’imagination du possible improbable menace de nous introduire dans un monde dont le narrateur rejette absolument la validité : celui de la « merveilleuse et récente multiplication des accidents ». Curieuse inversion : lorsque l’on fait intervenir l’imagination des possibilités improbables, tout change de sens ! Ce sont alors les termes qui servaient d’habitude à décrire l’Eldorado technologique à venir qui servent à décrire un monde de catastrophes qui est déjà là. En effet, à en croire le narrateur, il faudrait que cette « récente multiplication des accidents bizarres » soit engendrée non par l’enchaînement des choses, des possibles singuliers, mais par la puissance malfaisante du discours de ceux qui en parlent. Afin d’échapper à ces perspectives inquiétantes et pouvoir continuer à penser que le monde qui se met en place restera un monde vivable, le narrateur a recours à une mesure extrême : il adopte une « règle de la méthode » qui consiste à exclure de son monde la pertinence ontologique du possible singulier : « Pour ma part, je suis décidé à ne rien croire désormais de tout ce qui aura en soi quelque chose de singulier. »

Il convient ici de souligner que le narrateur a l’intelligence de ne pas dénoncer l’imagination de l’impossible. Il sait bien que ce n’est pas la réalisation de l’impossible qui rendrait le monde invivable. De l’impossible nous sommes assez bien protégés. Même si, comme l’écrivait Spinoza, « personne n’a jusqu’ici déterminé tout ce que peut le corps », intuition ontologique largement confirmée par les tsunamis et autres cataclysmes cosmiques. La thèse qu’il suggère est bien plus déstabilisante : c’est l’imagination du possible improbable qui, pour le narrateur rend le monde catastrophique. D’où le caractère quasi désespéré de sa décision qui reproduit sur le mode burlesque la logique du pari pascalien. Pour sauver sa foi progressiste, car tel est l’enjeu de la lecture du communiqué, le narrateur est « décidé à ne rien croire ». Ici on sort clairement du domaine de la raison pour entrer dans celui de la foi. Celle-ci, nous fait comprendre Poe, ne pourra se maintenir et se diffuser qu’au prix de la dévalorisation ontologique de ce qui est odd, du singulier, de ce qui est certes possible, mais n’a que peu de chances de se produire et ne mérite donc pas l’attention des gens sérieux.

À peine a-t-il énoncé sa règle de la méthode de l’optimisme technophile que le narrateur est pris à partie par l’Ange du bizarre qui apparaît pour lui dire « Mein Gott, faut-il être bête pour dire cela ! ». De fait, la suite du texte administre de manière burlesque, mais très cohérente, la preuve de l’absurdité de ce parti-pris ontologique qui soustend l’optimisme technicien. Je m’en tiendrai ici à quelques brèves indications.

L’intervention de ce personnage appelle quelques remarques. Premièrement il semble que cet ange parle avec un fort accent allemand : il vient donc du pays où la métaphysique et la recherche technologique étaient les plus avancées à l’époque de Poe pour donner une leçon de sobriété métaphysique à l’optimisme Yankee.

Par ailleurs, il est peut-être dommage pour le lecteur français que Baudelaire ait traduit Angel of the odd par Ange du bizarre. Certes, il est fidèle à la polysémie du mot, cependant « Ange du singulier », tout aussi correct, eut été plus fidèle à l’intention logique de Poe ; une telle expression aurait rendu plus facile à saisir le paradoxe métaphysique auquel il veut nous rendre sensible. En effet, spontanément, l’esprit hésite à admettre qu’il puisse y avoir un ange du singulier ; c’est ainsi que dans Le Sophiste de Platon l’étranger hésite à admettre qu’il puisse y avoir une Idée du ver de terre ou du poil. Contre l’optimisme rationaliste et techniciste qui repose sur la généralisation et l’abstraction, mettre en scène un Ange du singulier, c’est dynamiter le privilège de l’universel et du prévisible, c’est un moyen de rendre une dignité ontologique à l’existant et à l’événement. Rappelons qu’en 1844, Kierkegaard écrivait dans les Miettes Philosophiques que « le réel n’est pas plus nécessaire que le possible » et qu’« il n’y a pas de système de l’existence ». C’est pourquoi l’instant, le temps dans sa dimension la plus singulière, devient une catégorie existentielle fondamentale.

La présence de l’ange s’accompagne du déchaînement d’une série cocasse d’événements catastrophiques, dont l’enchaînement est hautement improbable, bien que d’un point de vue strictement logique aucun d’entre eux ne soit rigoureusement impossible. C’est la succession rapide de ces événements qui plonge le narrateur dans un cauchemar invraisemblable et très comique. Pourtant il est bien obligé de reconnaître que chaque élément singulier de cet extraordinaire enchaînement de faits n’est pas plus impossible que ce qui se passe dans la réalité ordinaire. Ce faisant, il doit admettre aussi que, contrairement à ce qu’il avait décidé de croire, le possible improbable peut devenir réel et concerner sa propre existence : « Ah ! – dis-je – je vois ce que c’est ; cela saute aux yeux. Accident naturel, comme il doit en arriver de temps à autre ! »

Ainsi cette fable administre de manière grotesque à l’optimiste technophile la preuve que le singulier improbable non seulement peut arriver, mais – et c’est encore pire – peut lui arriver, de sorte qu’il finit par reconnaître au « possible improbable » une indiscutable prégnance ontologique. Ce faisant, Poe oblige ses lecteurs à prendre une distance ironique avec la foi qui sous-tend l’optimisme technophile et qui nous pousse à croire que les accidents peu probables n’ont rien à voir avec l’essence de la technique. La fragilité – la bêtise, comme dit l’Ange du bizarre – du fondement métaphysique de cette foi est mise en évidence. La conclusion implicite de cette nouvelle, c’est qu’il est bien de l’essence du progrès technique de nous exposer au risque d’accident. L’imagination technique consiste à déclencher et à canaliser des effets de puissance dont nous prétendons maîtriser le champ et la direction d’application. Or, comme l’a bien vu Poe, le réel est plus complexe que ce que nous en connaissons et, en dépit de leur faible probabilité d’occurrence, mille et une causes peuvent à tout instant se combiner et détourner les effets de puissance du but particulier que nous avions prévu. Il est donc de l’essence de notre milieu technique qu’il peut à tout instant se détraquer, et que les processus que nous avons construits puissent sortir du chemin que nous leur avions prescrit. C’est bien pour cela que le fonctionnement de notre technocosme requiert un énorme travail d’anticipation et de neutralisation de tels phénomènes. Il n’en reste pas moins que l’accident devient un caractère normal de notre monde, puisque plus nos techniques sont diverses et puissantes, plus s’accroissent les possibilités d’intersection avec d’innombrables séries causales, techniques et non techniques, qui sont à l’œuvre dans notre monde. Non seulement le singulier existe, non seulement il compte, mais encore notre civilisation s’expose à de graves risques en refusant de reconnaître que sa puissance perturbatrice est une dimension essentielle du réel. La tragédie du Concorde de Gonesse en témoigne suffisamment.

Signalons enfin une conséquence de cette métaphysique de l’accident qui n’a été soulignée qu’un siècle après Edgar Poe, par Jacques Ellul dans La Technique ou l’enjeu du siècle, publié en 1954. C’est la même logique de la dynamique d’une multitude d’interactions causales invoquée par Poe pour expliquer la nécessité de l’accident singulier qui explique aussi les effets désorganisateurs du fonctionnement normal de nos techniques. Les plus bénignes apparemment peuvent avoir des effets désastreux non pas sur un point, en un lieu et en un temps, mais sur l’environnement global, de manière diffuse et différée. Au lieu de lire ce que les spécialistes de la science du danger appellent l’arbre des causes dans le sens de leur convergence et de leur concentration vers un événement singulier, on peut aussi le lire dans le sens inverse, qui est celui d’une diffusion, d’une irradiation. Dans ce cas, on part de l’objet désiré et on identifie de proche en proche toutes les filières techniques qui rendent sa production et son utilisation possible. C’est ainsi que la production et le fonctionnement d’outils aussi innocents que les téléphones portables requièrent la convergence et l’intersection d’une multitude de processus techniques et de filières productives. Mais leur production en masse exige en retour l’activation et la montée en puissance de tout un écheveau de processus dont les conséquences sont forcément multidimensionnelles : biologiques, physiques chimiques, sociales, environnementales, etc. Ces conséquences très diverses, qui résultent du retentissement d’une technique sur l’ensemble de son milieu technique aussi bien que naturel et social, sont malaisées à prévoir et à identifier, car elles sont souvent différées dans le temps et dans l’espace. Certaines d’entre elles peuvent s’avérer très préoccupantes, parfois désastreuses, bien qu’on ne puisse pas toujours parler ici d’accident, mais bien souvent, plutôt, de catastrophe au ralenti.

Signalons que la portée critique de cette brève histoire semble avoir échappé à beaucoup de lecteurs, et elle a donné lieu à des interprétations elles-mêmes très bizarres. Par exemple la psychanalyste Marie Bonaparte en fait une allégorie des ravages de l’alcoolisme et interprète l’Ange comme une image parentale qui vient punir l’intempérant narrateur. Ce faisant, elle néglige le vieil adage in vino veritas, et elle oublie aussi de prendre au sérieux ce que dit le texte et son rapport tant avec l’idéologie progressiste qu’avec la réalité sociale et industrielle de son temps. Cette incapacité à prendre au sérieux l’hypothèse que l’objet principal du texte soit vraiment l’accident montre bien la puissance de l’emprise de la mythologie progressiste sur les esprits modernes qui, exactement comme le narrateur, se refusent à penser qu’il y a là un sujet important, même quand on le leur met sous le nez. Cet aveuglement fournit une confirmation de la perspicacité de Poe et justifie amplement qu’il ait estimé nécessaire de mobiliser un ange pour mettre à nu l’absurdité de ses présupposés ontologiques.

Puissance et existence
Après le fait divers singulier, voici la statistique, le fait général, qui plaît tant au narrateur de la nouvelle de Poe : « En 2020, la route pourrait devenir la troisième cause de décès et d’invalidité, juste après les maladies cardiovasculaires et liées à la dépression, mais loin devant les guerres et le sida [7]. » Il y a déjà longtemps que l’on meurt plus sur les routes que sur les champs de bataille de la planète. N’est-on pas ici à nouveau en plein cauchemar ? Comment est-il possible que ce que l’on nomme précisément un « accident » de la circulation ait pu devenir un des traits généraux des sociétés industrielles ? Comment notre civilisation a-t-elle pu favoriser une telle inversion perverse entre l’essentiel [8] et l’accidentel, au point que de singulier l’accident est devenu général, ce qui est le contraire de ce qui devrait se passer dans le monde bien ordonné que rêvent nos philosophies ?

Poète et philosophe, en même temps qu’opiomane invétéré, Thomas de Quincey était détenteur d’un don étrange. Il confesse volontiers que lorsqu’il s’agit d’agir, sa volonté est comme paralysée, mais au contraire, écrit-il, « en ce qui concerne la pensée, j’ai le don maudit de voir dans un premier pas vers un malheur possible son évolution totale ; dans le premier maillon de la série causale, je saisis certainement et trop instantanément son déroulement complet ; dans la première syllabe de la redoutable sentence, je lis la dernière ». Voici donc un esprit capable de l’intuition du possible singulier qui fait si cruellement défaut au narrateur de la nouvelle de Poe et aux progressistes d’hier et d’aujourd’hui ; et lui aussi nous parle d’accident, mais sur un mode bien plus tragique.

De plus, alors que Poe affirme le caractère objectivement inévitable de la multiplication des accidents, de Quincey explore cette même réalité en insistant sur ses dimensions subjectives et existentielles. L’analyse fine de la situation des individus qui y sont impliqués lui permet de mettre à jour le caractère paradoxal de cette fatalité qui s’avère avoir une dimension non seulement objective, mais aussi subjective. En effet, il montre comment l’enchaînement des circonstances finit par se déployer comme une fatalité qui rend l’accident inévitable, mais il montre également qu’un des ressorts de cette fatalité est la participation des individus à la mise en place de cette nécessité. Paradoxalement ce sont des individus qui consentent à la mise en place et au déploiement d’un dispositif de puissance dont le mécanisme impersonnel broie des individus.

De Quincey écrit au moment où l’Europe découvre le progrès. À la suite de Kant, on prit l’habitude de penser en termes de nations, de peuples, d’État, de classes, et l’on privilégia le rôle des acteurs collectifs pour faire avancer « la raison dans l’histoire », selon la formule de Hegel. De Quincey était familier de ces philosophies, voire de ces mystiques, du progrès [9]. Certes, il n’était pas insensible à la séduction de ces grandes visions, mais plusieurs passages de son œuvre traduisent une révolte contre le privilège du collectif et de l’impersonnel qui les soustend. Comme Kierkegaard, il cherche à montrer que l’exaltant réconfort qu’elles nous procurent a pour condition l’oubli du tragique de l’existence, tragique qui selon lui est constitutif de l’humanité de l’homme. Et la reconnaissance qu’il s’agit d’une des dimensions irréductibles de l’expérience concrète des individus suffit pour fissurer le credo progressiste. Inversement, imaginer un monde où il n’aurait plus sa place implique la dévalorisation ontologique de l’existant singulier, ce qu’il ne saurait admettre. Poète, de Quincey était particulièrement sensible et attentif à ces moments singuliers de l’existence au cours desquels le rideau des habitudes et des conventions se déchire pour laisser entrevoir des dimensions de la vie que nous avons l’habitude de négliger. Cette rare capacité d’attention le conduit à voir que le progrès collectif a de lourdes contreparties tragiques dont l’individu fait les frais. Mais l’ampleur tragique de ces contreparties échappe au pouvoir du concept. Elle ne se révèle qu’à celui qui est attentif à l’individuel et aux événements singuliers. C’est pourquoi de Quincey nous communique des « visions » au cours desquelles des enchaînements d’images – et non de concepts – viennent attester de manière sensible de l’importance ontologique des instants tragiques qui affectent l’existence, et du caractère essentiel de ce que l’histoire considère à tort comme accidentel, petit et négligeable [10]. En ce sens son point de vue annonce les philosophies existentielles modernes.

C’est ainsi qu’il eut la rare perspicacité de réaliser que l’accident de circulation singulier dont il fut le témoin impuissant lors d’une nuit de l’été 1814 avait une portée universelle. Nous allons voir qu’il anticipait la diffusion d’un fléau dont les manifestations sont aujourd’hui devenues si banales que nous n’y pensons plus, tant qu’elles n’affectent pas douloureusement notre existence ou celles de nos proches. Cet accident inspira la rédaction d’un étonnant récit, intitulé La Malle-poste anglaise [11], publié trente-cinq ans après les faits, en 1849, l’année de la mort de Poe. De Quincey avait alors soixante-quatre ans.

Le récit est composé de trois parties, de plus en plus brèves et concentrées. La première, gaie, triomphante et pleine d’humour, est intitulée « La splendeur de l’élan » (The glory of motion). À l’époque, les malles-poste, qui avaient pour mission principale et officielle de distribuer le courrier dans tout le royaume, pesaient près d’une tonne et étaient tirées par un attelage de quatre chevaux ; elles pouvaient atteindre la vitesse de vingt kilomètres à l’heure (treize milles). On peut lire ce texte, rédigé bien des années plus tard, alors que les transports en chemin de fer commençaient à se répandre, comme une célébration du plaisir que de Quincey éprouvait dans sa jeunesse à voyager juché sur le banc du cocher. En 1814, ce plaisir était augmenté par le fait qu’au cours de son voyage le Courrier Royal avait souvent l’occasion de répandre les nouvelles des victoires glorieuses remportées par les armées anglaises contre celles de Napoléon. Le narrateur nous donne une description très fine du caractère extatique de l’expérience de la vitesse ainsi que du sentiment de puissance et d’importance qu’il en retirait.

Tout d’abord il insiste sur le sentiment de sécurité qui habite le voyageur : la malle-poste, protégée par privilège royal est l’endroit le plus sûr qu’on puisse imaginer – « là, personne ne peut vous toucher [12] » – le progrès est facteur de sécurité. Certes il arrivait que la diligence bouscule le petit peuple : mais c’est bien dans l’ordre des choses : « Il arrivait parfois qu’après le petit-déjeuner, la malle de Sa Majesté devînt fringante, et qu’en se frayant malaisément un chemin parmi les encombrements des marchés matinaux, elle renversât une charrette de pommes, une voiture chargée d’œufs, etc. Gigantesques étaient l’affliction et l’effroi, redoutable le dommage. Quand à moi, je faisais en pareil cas tout mon possible pour exprimer la conscience et les sentiments moraux de la malle-poste ; lorsque des immensités d’œufs gisaient, pochés, sous les sabots de nos chevaux, j’étendais douloureusement les mains pour m’écrier (en des termes trop célèbres à cette époque, venus qu’ils étaient des faux échos de Marengo) “Ah ! que n’avons-nous le temps de pleurer sur vous !”, chose assurément impossible, puisque nous n’avions même pas le temps de rire. Liée par les délais postaux, qui étaient dans certains cas de cinquante minutes pour onze milles, la malle royale pouvait-elle prétendre exprimer elle-même sa sympathie et ses condoléances ? Pouvait-on attendre qu’elle tînt en réserve des larmes pour les accidents de la route ? S’il semblait qu’elle piétinât l’humanité, c’était, je le sentais bien, dans l’accomplissement de plus impérieux devoirs [13]. »

Par ailleurs le sentiment de la vitesse et de toute-puissance procuré par la maîtrise d’un attelage plongeait de Quincey dans un état d’ivresse euphorique : « L’expérience vitale du plaisir éprouvé par les sensibilités animales ne laissait éprouver aucun doute sur notre vitesse : nous l’entendions, nous la voyions, nous la ressentions comme un frémissement ; et cette vitesse n’était pas le produit de mécanismes aveugles et insensibles, incapables d’aucune sympathie, elle s’incarnait dans les prunelles enflammées de la plus noble des bêtes, dans ses naseaux dilatés, dans ses muscles secoués de spasmes, dans ses sabots au bruit de tonnerre [14]. »

Cependant, en contrepoint de la description des effets subjectifs de cette expérience enthousiasmante, le narrateur prend également soin d’en rappeler le contexte social objectif. Toute cette première partie propose une réflexion très pénétrante sur le rôle social des techniques de communications au début de l’ère industrielle. De manière étonnamment moderne, plusieurs passages soulignent le rôle décisif de ces techniques dans la construction d’une nouvelle réalité objective, l’État-nation, et de son corollaire subjectif, le sentiment national, qui rend possible la mobilisation des hommes au service de la guerre et le consentement aux sacrifices qu’elle exige. Il nous montre d’abord que cette expérience vitale de « la splendeur de l’élan », si émouvante pour les jeunes individus, repose en fait sur la mise en place d’un nouveau monde technique et machinal, c’est-à-dire impersonnel. Si le service des malles-poste permettait de voyager à une vitesse sans précédent à l’époque, son fonctionnement dépendait de la mise en place d’un réseau technique coordonné qui excluait l’imprévu. L’exactitude, la rapidité de la course, des correspondances et des changements de chevaux au relais, etc., tout cela était rendu possible « par la présence consciente d’un cerveau central qui, au milieu de vastes distances – de tempêtes, de ténèbres, de périls – surmontait tous les obstacles pour aboutir à un ferme système coopératif de portée nationale [15] ». Mais surtout la mise en place de ce nouveau système technique permettait non seulement aux individus de voyager de manière plus rapide, confortable et sûre, elle permettait également la transmission et la propagation d’informations. De Quincey ne manque pas de souligner que ce système permettait la diffusion avec une régularité mécanique sur tout un territoire des nouvelles du gouvernement. Il décrit de manière très vivante les scènes d’enthousiasme collectif qui s’emparent de la foule lors de l’arrivée des dépêches annonçant des victoires : « La malle-poste, en tant que l’organe national qui diffusait ces événements considérables, devint elle-même un objet idéalisé et glorieux pour les cœurs passionnés [16]. » Il ne manque pas de relever que cet enthousiasme pousse – et plusieurs passages le soulignent fortement – à l’oubli de soi et de la mort tragique de ceux que l’on aime sur de lointains champs de bataille. De Quincey est très clairvoyant : il est probable que sans de telles mises en scène de la réalité politique et militaire, les bureaux de recrutement auraient été moins remplis de volontaires. Quoi qu’il en soit, derrière l’exaltation, collective ou individuelle, il ne faut pas oublier la puissance de l’organisation technique qui la rend possible, la crée, puis la renforce par la répétition : « De huit heures du soir à huit heures quinze ou vingt, figurez-vous les malles-poste rangées en ordre de parade, non pas à Saint Martin – le – Grand, mais dans Lombard Street où se trouvait alors le siège de la poste centrale. Combien alors étions-nous rassemblés, je ne m’en souviens pas ; mais nous remplissions toute la rue de nos attelages, bien qu’elle fût longue et que nous étions sur deux rangs. Toutes les nuits le spectacle était splendide [...] tel était le spectacle qui s’offrait toujours au regard [17]. »

Nous avons vu avec quelle indifférence le narrateur considérait les charrettes d’œufs piétinées par les chevaux de la malle-poste. Cette indifférence aux accidents de parcours résulte d’un des principes fondamentaux de la vision du monde progressiste, à savoir que l’on ne fait pas d’omelette sans casser les œufs. La deuxième partie du récit, intitulée « Vision de la mort subite », raconte comment une collision nocturne fit découvrir au jeune de Quincey que s’il y a une splendeur de l’élan, il a aussi sa face noire et tragique.

Le récit insiste sur le fait que cet accident singulier fut le résultat malheureux d’un concours de circonstances exceptionnelles, causé par des dérèglements insignifiants et improbables du système de communication, et dont les conséquences tragiques se manifestèrent très loin de leur lieu d’origine : « Le garde m’apprend qu’il y a cette nuit un supplément considérable de courrier étranger, dû aux irrégularités que la guerre, le vent défavorable et le mauvais temps ont apporté dans le service des paquebots [...] la poste a donc dû trier pendant une heure de plus [18]. » Pour respecter l’impératif de régularité mécanique du service, il faudra donc aller plus vite que d’habitude pour tenter de rattraper ce retard d’une heure en sept ou huit heures de trajet de nuit. Les chevaux sont donc lancés à vive allure, mais le jeune passager découvre que le cocher est somnolent. En effet, exceptionnellement obligé d’aller s’occuper d’un procès dans une ville éloignée de son domicile, il y avait trois jours et trois nuits qu’il n’avait dormi dans un lit. Il finit par s’endormir complètement. « Et c’est ainsi qu’à dix milles environ de Preston, je me trouvais avoir la charge de la malle-poste royale de Londres à Glasgow, qui courait alors pour le moins au train de douze milles à l’heure [19]. » Comme le cocher ne les surveillait plus, les chevaux avaient entraîné la malle-poste du mauvais côté de la route, où le bas-côté sablé était plus doux à leurs sabots. Mais une quatrième circonstance exceptionnelle contribue à rasséréner le jeune de Quincey : en effet, la Cour siégeait à Lancaster et, en ces circonstances, il savait qu’il n’y avait plus de moyens de transport disponibles pour voyager de nuit ; il pouvait donc penser que la route serait déserte : « En cette occasion, donc, le silence et la solitude habituels régnaient sur la route. On n’entendait pas un sabot, pas une roue. Et pour renforcer cette trompeuse et voluptueuse confiance inspirée par les routes muettes, la nuit était particulièrement solennelle et paisible [20]. »

Désormais les diverses séries causales indépendantes sont en place ; elles peuvent maintenant converger, pour que se concrétise en un lieu, en un instant, et sur une seule personne, le risque qui est inévitablement potentialisé par la vitesse. Et de Quincey insiste sur le fait que sa capacité à voir clairement au loin dans la nuit transparente non seulement ne permet pas d’éviter la tragédie, mais ajoute à son horreur : « Devant nous s’étendait une avenue droite comme une flèche, longue peut-être de six cents yards ; et les arbres ombreux qui s’élevaient de part et d’autre en file régulière, se rencontrant à une grande hauteur, lui donnaient l’aspect d’une nef de cathédrale. Ces arbres prêtaient une solennité plus profonde aux premières lueurs de l’aube, mais il faisait assez clair pour distinguer à l’extrémité de la nef gothique un frêle cabriolet d’osier où étaient assis l’un à côté de l’autre un jeune homme et une jeune femme. [...] la voiture se traîne sur la route à raison d’un mille à l’heure et ses occupants, dans leur tendre commerce, inclinent naturellement la tête. Entre eux et l’éternité, selon toute évaluation humaine, il n’y a plus qu’une minute et demie [21]. »

De Quincey qui voit tout cela est d’abord incapable d’agir. Enfin, il lance un cri d’avertissement, mais le jeune homme qui conduit le cabriolet n’a pas le temps de le mettre hors d’atteinte. Le choc fit un fracas terrible, mais n’affecta en rien la course de la pesante malle-poste ; cependant, en se retournant le narrateur voit que la jeune femme a été atteinte irrémédiablement : « Le spectacle désertera-t-il jamais mes rêves de cette jeune femme qui se leva et s’affaissa sur son siège, s’affaissa pour se relever encore, jetant ses bras égarés vers le ciel, se cramponnant dans les airs à quelque objet illusoire, défaillant, implorant, délirant, désespérant [22]. »

On peut rire des œufs écrasés, mais lorsque c’est la beauté, la jeunesse et l’amour incarnés en une personne vivante qui sont broyés par l’élan du char du progrès collectif, même le progressiste le plus enthousiaste ne peut plus ironiser. Aujourd’hui, le fait devenant de plus en plus fréquent, on se console en se disant que c’est très triste en effet, mais qu’on n’y peut rien ; que les accidents n’affectent que des individus alors que la poursuite du progrès intéresse toute l’humanité. On se dit aussi que les souffrances causées par ces accidents s’effaceront tôt ou tard, alors que les bienfaits du progrès accompagneront l’humanité pour toujours.

De Quincey, lui, ne se satisfaisait de ces consolations faciles. Dans la troisième partie intitulée « Fugue », il interroge cette vision du monde progressiste qui justifie les « accidents de parcours » en attribuant un privilège ontologique au futur sur l’instant présent, au général sur le singulier, au collectif sur l’individuel. Homme mûr, il est désormais convaincu que de telles abstractions sont dangereuses. Elles conduisent à déresponsabiliser l’individu des conséquences des processus anonymes auxquels il participe, qu’ils soient institutionnels ou techniques, et à consentir à leur multiplication. À ces visions d’un avenir radieux, il oppose le récit d’autres visions qui vinrent hanter ses rêves à la suite de cet accident. Imagées et personnelles, elles viennent donner corps à une autre expérience du monde, et à d’autres valeurs. Nous n’en ferons pas ici l’analyse détaillée et ne rappellerons que quelques points forts de ce texte complexe et savamment construit.

D’entrée de jeu ces visions mettent le doigt sur une contradiction métaphysique fondamentale : la puissance collective a toujours pour contre-partie inévitable le sacrifice de la vie individuelle. Or, chaque existence individuelle a une valeur absolue et rien ne peut atténuer cette contradiction tragique. Aussi haut place-t-on les plus glorieuses victoires collectives de l’humanité, les spasmes et les angoisses de la chair martyrisée s’élèvent encore plus haut. Or, les hommes de son temps sont fascinés par cette puissance politique et technique à laquelle ils veulent accéder le plus vite possible, et les diverses images de course exaltée ont toutes pour contrepoint la plongée dans l’ombre de la mort. Ainsi dans la deuxième vision : « Je regardais au bord du vent, et l’été avait disparu. La mer houlait, secouée d’une colère grandissante. À sa surface reposaient de puissants brouillards qui formaient des arches et de longues nefs de cathédrales : dans l’une d’elles, une frégate courait avec la foudroyante rapidité d’un trait d’arbalète, droit en travers de notre route. “Sont-ils fous ? cria une voix sur notre pont, cherchent-ils leur ruine ?” [23] »

C’est à ces fous, qui ne s’intéressent qu’à accélérer la marche en avant vers la puissance, que de Quincey veut communiquer ses visions comme autant d’avertissements. Il leur rappelle qu’avec la puissance, croit le risque d’accidents possibles. Il leur rappelle la relativité des plus grandes réussites collectives et les met en garde contre la face sombre du progrès. Navigant sur un de ces grands et puissants navires à trois ponts, merveilles techniques qui firent la gloire de l’Angleterre, il voit venir vers lui puis disparaître un frêle vaisseau portant toute une joyeuse compagnie de jeunes filles et de jeunes gens : « La nacelle s’approche lentement de nous, gaiement nous hèle et disparaît en silence dans l’ombre de notre puissante proue. [...] La ruine de nos amis était-elle blottie dans notre ombre redoutable ? Notre ombre était-elle l’ombre de la mort [24] ? »

Qu’il y ait une face sombre constitutive de l’essence du progrès, le texte de La Malle-poste anglaise ne se contente pas de l’affirmer. L’ensemble du récit nous permet d’en identifier au moins une raison métaphysique, à savoir la disparité de nature entre le temps humain et le temps technique. Le temps humain est ce temps dont a besoin celui qui conduit le cabriolet pour comprendre le risque, hésiter, choisir la réponse appropriée et enfin agir. Le temps humain est aussi le temps dont aurait eu besoin le narrateur qui voit venir le danger et qui pousse trop tard son cri d’alarme. L’homme qui crée les machines n’est pas une machine ; rien de plus humain que cette paralysie qui le saisit face à une situation de danger alors qu’il faudrait réagir immédiatement ! Le temps technique est en revanche celui de la régularité des plans et des fonctions, de l’exécution imperturbable et impersonnelle des consignes. Le décalage entre ces deux temporalités, l’une lente et l’autre toujours plus rapide, est fréquent lorsqu’un événement imprévu se produit. Il est encore plus préoccupant lorsqu’il s’agit d’anticiper les divers problèmes posés par l’évolution de la technique et par ses conséquences. En effet, le monde de la technique n’est pas statique, son ordre n’est pas défini une fois pour toutes. Au contraire, le temps technique est aussi celui de l’accélération de l’innovation, dont le rythme excède la capacité d’adaptation et de prévision des individus et des groupes sociaux, de sorte que, depuis deux siècles, la société industrielle que vit naître de Quincey est chroniquement affectée par de multiples formes de désorganisation culturelle, sociale, politique et écologique dont les effets se sont à plusieurs reprises avérés cataclysmiques. Accidents brutaux ou catastrophes au ralenti, combien de jeunes vies ont-elles payé la rançon du progrès accéléré ?

Si de Quincey était persuadé qu’on n’y peut rien, il n’aurait pas écrit ce texte ; au contraire, il est persuadé que nous y pouvons quelque chose. C’est bien ce qui ressort de plusieurs passages de ce récit organisé selon une dialectique subtile entremêlant des thèmes opposés et des temporalités différentes. Nous avons vu comment la mise en scène de l’accident et de sa genèse, tel qu’il fut vécu par le jeune homme de 1814, insiste sur la fatalité de l’accident et nous fait participer à l’impuissance tragique du spectateur à empêcher l’événement épouvantable qu’il voit arriver. Mais de Quincey n’en était pas resté là et, dès le prologue de la deuxième partie, l’homme mûr qui rédige le récit déconstruit la validité de ces impressions de jeunesse qu’il va pourtant restituer fidèlement dans la suite du récit. Par avance, il nuance l’affirmation d’impuissance par l’étonnante affirmation d’une responsabilité. En effet, voici comment il juge rétrospectivement cette expérience : « Échouer dans un cas où la Providence a jeté tout d’un coup entre vos mains les ultimes intérêts d’autrui, d’un de nos semblables qui frissonne entre les portes de la vie et de la mort [25]. » Ce faisant, et de manière très étonnante, là où nous nous sommes accoutumés à parler de fatalité et d’impuissance, il reconnaît implicitement une part de responsabilité. Un peu plus loin, il fait un pas de plus et introduit même la notion de faute [26]. Le lecteur peut s’étonner : n’est-ce pas par excès de scrupules que cet homme se sent responsable et coupable d’un accident dont il n’était que spectateur et non acteur ? Est-ce sa faute si, par nature, il manque de présence d’esprit ? Qui peut assurer qu’il n’aurait pas été lui aussi pétrifié en pareilles circonstances ? Où est la faute ? Pourtant le texte nous donne plusieurs indications qui suggèrent que la paralysie de sa capacité à réagir face au danger n’est pas si naturelle qu’il le prétend. Ainsi nous a-t-il bien expliqué qu’il avait pris de l’opium au moment de monter sur la malle-poste. Par ailleurs, il avait constaté dès le départ, et avec délices, que le postillon était un risquetout bien connu et qu’il admirait : « C’était le seul homme d’Europe qui eut pu (si quiconque le pouvait) mener à six, au triple galop sur Al Sirat, ce terrible pont de Mahomet que ne flanquait nul garde-fou et qui n’avait point en trop la largeur d’une lame de rasoir ; oui, mon postillon eut lancé tout droit ses chevaux par-dessus l’abîme sans fond [27]. »

Certes, au cours de la dernière minute où se noue la tragédie, il n’y a plus de choix, mais cette absence de choix est bien le résultat d’une succession de décisions antérieures. Le de Quincey de l’âge mûr sait bien que si, au temps de sa jeunesse, l’expérience de la vitesse l’avait plongé dans une ivresse euphorique et oublieuse de notre condition charnelle, c’est qu’il avait accepté la perte de vigilance qui en résulte. C’est bien lui-même qui avait endormi ses craintes en se persuadant que cette nuit-là, exceptionnellement, la route avait toutes les chances d’être déserte. Même indécis, il avait tout le temps d’agir (entre quinze et vingt minutes !) lorsqu’il a entendu à quatre milles de distance qu’un autre véhicule approchait. « Ce murmure – distant peut-être de quatre milles – annonçait secrètement un désastre qui, pour être prévu, n’en restait pas moins inévitable ; qui pour être connu n’en restait pas moins irrémédiable [28]. » C’est son esprit, et non « l’ordre et la connexion des choses » chers au déterminisme de Spinoza, qui a décidé que le désastre était inévitable et irrémédiable, qui le regarde arriver, qui l’attend, fasciné par la perspective de laisser le possible devenir inévitable. Autant de décisions plus ou moins inconscientes qui n’ont rien de naturel et qui auraient pu ne pas être. Ainsi, au fond de son cœur il a accepté, désiré même, la prise de risque dont une autre sera la victime. Telle est la faute principielle, dont la paralysie au moment de l’action n’est que la conséquence différée. Ainsi, c’est précisément parce qu’il peut se flatter de posséder mieux que d’autres la capacité à anticiper, que la volonté inavouée de ne pas en tirer parti pour prévenir l’accident possible est si grave. Le de Quincey de la maturité ne se laisse plus duper par le jeune passionné de vitesse qu’il fut. L’accident est donc le résultat d’une succession de choix pervers apparemment anodins : « Une fois encore, comme au paradis originel, l’homme tombe par son propre choix [29]. » Ce que révèle l’analyse minutieuse des ressorts de cette situation catastrophique singulière, c’est que « la situation que nous considérons ici met en lumière le terrible ulcère qui se cache au plus profond de la nature humaine. Ce n’est point que les hommes soient communément appelés à affronter d’aussi redoutables épreuves ; mais en puissance, mais sous une forme distincte, une telle épreuve s’agite souterrainement dans la nature – peut-être – de tous les hommes [30] ». Au plus profond de leur esprit les hommes sont fascinés par la dépossession de leur capacité personnelle d’agir qui résulte du fonctionnement normal de leurs outils de puissance. Une partie d’eux-mêmes est prête à consentir par avance aux désastres possibles. Or, ce sont les mêmes hommes enclins à faillir qui mettent en œuvre des techniques si puissantes qu’il faudrait qu’ils fussent infaillibles pour qu’elles n’aient pas d’effets désastreux. Mais cela, nous fait comprendre De Quincey, nous l’avons toujours su, et c’est bien pour cette raison que nous refusons, ou refoulons, un tel savoir. Nous ne sommes donc pas innocents des accidents qui surviennent. Nous avons accepté qu’ils puissent arriver, nous avons désiré les conditions qui les rendent possible. Dire après coup « je ne savais pas », c’est se mentir à soi-même, car nous avons été prévenus.

Conclusion : innovation galopante, pensée impuissante
Edgar Allan Poe nous en a administré la preuve : avec la rapide montée en puissance de nos techniques, les effets non désirables de celles-ci vont fatalement se multiplier. Thomas de Quincey précise que ces effets peuvent être atroces et que rien ne les justifie, mais il nous dit aussi que nous en sommes responsables. S’il y a bien souvent une fatalité des effets de la technique, paradoxalement cette fatalité est une création de la liberté humaine et à tout moment cette liberté peut tenter de se ressaisir. Certes, il s’agit d’une tâche très difficile, écrasante, mais le premier pas, lui, est toujours à notre portée : chacun peut s’efforcer de ne pas consentir à l’abandon à cette logique de la puissance. Pour cela, notre esprit doit d’abord s’arracher à l’engourdissement fasciné provoqué par la vitesse du changement. Ici Poe et de Quincey anticipent un des thèmes qui sera également repris par Jacques Ellul. En même temps qu’il théorise l’autonomie de l’ordre technique dans la société moderne, il affirme également : « Il n’y a pas de technique en soi, mais dans sa marche implacable elle se fait accompagner de l’homme, sans quoi elle n’est rien [31]. » S’il y a bien, dans la société technicienne, une fatalité technique, celle-ci ne peut se déployer que parce que les hommes y consentent. Ce consentement peut prendre des formes différentes. Poe en a bien identifié un des ressorts qui consiste à ne rien vouloir savoir du contexte et des diverses conséquences de nos actions. De Quincey, lui aussi, confesse qu’il a voulu ne rien savoir de ce que sa perspicacité lui avait permis d’entrevoir des dysfonctions du système de transport. Il va encore plus loin en explorant les ressorts de la secrète fascination pour la puissance et la vitesse qui rend possible, et parfois même appelle, les désastres techniques. Un siècle plus tard, le philosophe Jean Brun analysera avec beaucoup de profondeur les ressorts existentiels de cet « optimisme sous-critique » invétéré, qui fait de nous les victimes consentantes de la civilisation du risque [32].

Revenons sur les dates de publication des textes que nous avons évoqués dans cette étude. Poe a publié The Angel of the Odd en 1845 ; de Quincey, The English Mail-Coach en 1849 ; Melville, Bartleby the Scrivener en 1853 ; et enfin Stifter Der Nachtsommer en 1857. En l’espace de douze années, ces quatre livres nous avertissent des risques matériels et institutionnels liés à la mise en place de ce que Bertrand de Jouvenel appelait La Civilisation de la puissance [33]. La société industrielle n’existait alors que depuis un demi-siècle (pour simplifier) et déjà ses enjeux existentiels étaient clairement identifiés par les esprits les plus perspicaces et sensibles. Aucun d’entre eux n’était philosophe professionnel, et encore moins sociologue. C’est leur capacité à s’intéresser au singulier qui les a rendus perspicaces quant aux conséquences inquiétantes du mouvement général de notre civilisation technicienne. Cent cinquante ans plus tard leurs avertissements n’ont rien perdu de leur actualité brûlante. Ainsi, pour revenir à la question de l’accident et du risque technologique, il aura fallu attendre plus d’un siècle pour que les sciences humaines enregistrent le caractère substantiel et non accidentel du risque technique dans la civilisation de la puissance [34].

Appendice : La transparence et l’horreur
Quelques remarques d’ordre esthétique pour signaler un prolongement inattendu de la vision de Thomas de Quincey. Influence directe, réminiscence inconsciente, simple coïncidence ? Il est étonnant de constater les similarités des procédés de mise en scène du thème de l’accident utilisés par de Quincey dans La Malle-poste anglaise et par John Cameron dans le film Titanic. Même certitude de sécurité ; mêmes images de l’élan, de l’extase de la vitesse, du couple amoureux, du cocher/commandant endormi, de l’ombre noire du grand navire. Une bonne partie du film Titanic semble une transposition maritime de ce passage de La Malle-poste anglaise : « En cette occasion, donc, le silence et la solitude habituels régnaient sur la route. On n’entendait pas un sabot, pas une roue. Et pour renforcer cette trompeuse et voluptueuse confiance inspirée par les routes muettes, la nuit était particulièrement solennelle et paisible. » Dans le film comme dans le récit, même exploitation tragique de la transparence de la nuit : on voit venir l’obstacle, on ne dispose que d’une minute et demie pour l’éviter, mais la vitesse et la puissance annulent la capacité des personnes à corriger l’action. Comme dit le proverbe : « Quand la pierre a quitté la main, c’est le Diable qui la guide ». Or, précisément le progrès technique consiste à rendre l’outil efficace indépendamment de la main qui l’a construit.


[1Milan Kundera, Le Rideau, Gallimard, 2005, p. 144.

[2Adalbert Stifter, L’Arrière-saison, Gallimard, Paris, 2000, p. 545.

[3Herman Melville, Bartleby, une histoire de Wall street, Éditions Amsterdam, Paris, 2004.

[4Une anecdote contée par Valère Maxime, et reprise par La Fontaine (mais qui ne mérite aucune créance), attribue la mort d’Eschyle à la chute d’une tortue enlevée par un aigle qui la laissa tomber sur la tête du poète. Mais il serait abusif de prétendre que cette fable, tout comme le mythe d’Icare et celui de Phaëton, traite des risques du transport aérien !

[5Extrait de RTL info.

[6Edgar Allan Poe, « L’Ange du bizarre », in Histoires grotesques et sérieuses, Œuvres en prose, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 1951, pp. 921-931.

[7Sud Ouest, 25 juin 1998.

[8Rappelons les définitions : selon le dictionnaire Larousse, l’accident est un événement malheureux ou dommageable. En philosophie, l’accident est un attribut contingent d’un être. Il s’oppose à l’essence qui est la nature permanente du sujet. Il peut avoir lieu ou disparaître sans destruction du sujet. Est accidentel ce qui arrive d’une manière contingente ou fortuite ; ce qui pourrait ne pas être.

[9C’est lui qui a réalisé la première traduction anglaise de l’opuscule de Kant, L’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique.

[10Ainsi, De Quincey procède à une réévaluation ontologique des souffrances et du tragique de chaque existence individuelle, y compris de celles des petits enfants, auxquelles ceux qui ne s’intéressent qu’à l’universel ne sauraient accorder d’importance. Dans Levana, il suggère qu’une déesse préside aux premières heures de la vie des enfants et qu’il y a même des sortes d’anges (our Ladies of sorrows) qui veillent sur leurs chagrins et curieusement ont pour mission de les leur apporter pour qu’ils deviennent eux-mêmes. Ce faisant il reste fidèle à l’esprit des Évangiles où il est affirmé : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre vous, c’est à moi que vous l’avez fait. » (Mat. 25-40). Signalons que Stifter, lui aussi, pensait qu’il fallait inverser le rapport entre le grand et le petit qui découle des philosophies historicistes du progrès. À Hegel qui affirme que rien de grand ne s’est fait sans passion, Stifter répond : « Une vie entière faite d’équité, simplicité, maîtrise de soi, pondération dans le jugement, efficacité dans son champ d’action, admiration du beau, le tout associé à une attitude calme et sereine à l’approche de la mort, voilà ce que je tiens pour grand : les puissants mouvements du cœur, le terrible surgissement de la colère, la soif de la vengeance, l’esprit enflammé qui aspire à l’action, abat, transforme, détruit et qui, dans son exaltation, ruine souvent sa propre vie, ce sont manifestations que je tiens nullement pour grandes, mais pour plus petites [...] Si nous considérons l’humanité dans l’histoire comme un fleuve argenté coulant paisiblement vers un but éternel, nous en ressentons alors la noblesse, le caractère proprement épique. Mais aussi puissant et grandiose que soit l’effet du tragique et de l’épique, aussi efficients que soient ces caractères comme ressorts de l’art, il n’en reste pas moins que la loi morale trouve son centre de gravité le plus sûr dans les actions ordinaires et quotidiennes inlassablement répétées des hommes, car ce sont là les actions durables, les actions fondatrices, en quelque sorte les millions de radicelles de l’arbre de la vie. » Adalbert Stifter, Cristal de Roche, Jacqueline Chambon, 1988, pp. 7-15.

[11Thomas de Quincey, « La Malle-poste anglaise », in Les Confessions d’un mangeur d’opium, Suspiria de profundis et La Malle-poste anglaise, Gallimard, Paris, 1990.

[12Ibid., p. 281

[13Ibid., p. 284-285.

[14Ibid., p. 288. L’exclamation est un pastiche de la phrase : « Ah ! que n’ai-je le temps de pleurer », soi-disant prononcée par Bonaparte lorsque Desaix fut tué à Marengo en 1800. L’ironie est redoublée par le fait qu’en 1814 l’opinion anglaise considérait Napoléon comme un tyran hypocrite prêt à mettre l’Europe à feu et à sang pour satisfaire sa soif de pouvoir.

[15Ibid., p. 274

[16Ibid., p. 275

[17Ibid., p. 297

[18Ibid., p. 318

[19Ibid., p. 320

[20Ibid., p. 321.

[21Ibid., p. 325-326.

[22Ibid., p. 330.

[23Ibid., p. 335.

[24Ibid., p334-335.

[25Ibid., p. 312.

[26Ici encore, il aura fallu plus d’un siècle au droit moderne pour commencer à entrer dans de telles vues.

[27Ibid., p. 317.

[28Ibid., p. 324.

[29Ibid., p. 313.

[30Ibid.

[31Jacques Ellul, La Technique ou l’enjeu du siècle, op. cit., p. 203.

[32Jean Brun, Le Retour de Dionysos, Desclée, Paris 1969 ; Les Masques du désir, Buchet-Chastel, Paris, 1981 ; Le Rêve et la machine, La Table ronde, Paris, 1992.

[33Bertrand de Jouvenel, La Civilisation de la puissance, Fayard, Paris 1976.

[34Voir à ce sujet : Patrick Lagadec, La Civilisation du risque, Le Seuil, Paris, 1981 ; Charles Perrow, Normal accidents, Basic books, New York, 1984 ; Simon Charbonneau, La Gestion de l’impossible, Economica, Paris 1992 ; Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, Paris, 2003.