Points de vue sur "la crise"

L’effondrement, et après ?

De l’hypo-crisie à l’effondrement via l’hyper-crise

jeudi 26 mars 2009, par Jean-Claude BESSON-GIRARD

Il est frappant et paradoxal de constater à quel point les sociétés enrichies, obsédées par leur sécurité, manquent singulièrement de flair à son propos. En effet, tout se passe comme si elles refusaient de prendre la mesure de ce qui les menace dans leurs fondements mêmes. L’aveuglement et l’hypocrisie se confondent et nous confondent. On feint de découvrir que le capitalisme est amoral par nature. On feint d’ignorer qu’il ne survit que par les crises qu’il provoque. Mais surtout, on ne veut pas voir la réalité d’une crise beaucoup plus profonde et globale. La majorité surmédiatisée des analyses et des discours sur « la crise financière et économique » actuelle revient à dissimuler l’existence d’une conjonction de faits dont la nature et l’ampleur sont totalement inédites. L’inconnu fait peur, dit-on. Mais, en réalité, c’est la peur de perdre le connu qui angoisse. Le connu, en l’occurrence, c’est l’ensemble des croyances et des pratiques qui dans tous les domaines des activités humaines ont conduit à la présente situation mondialisée. Pour conjurer cette angoisse, feindre d’en ignorer les causes profondes relève bien de l’hypocrisie. « L’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu » écrivait La Rochefoucauld. Reste à savoir où, de nos jours, se loge la vertu puisque le vice semble être partout chez lui quand il s’agit de pouvoir et d’argent, comme les informations quotidiennes en apportent l’affligeante démonstration.

Comme le mot « hypocrisie » qui en dérive, le mot « crise » vient du grec krinein, qui signifie distinguer, juger comme étant décisif. C’est l’aboutissement inéluctable d’un état de tension à l’issue duquel une contradiction se manifeste ouvertement. Une crise introduit une discontinuité au cœur d’un processus jusqu’alors continu en sanctionnant ce qui était voué à une impasse et en dévoilant une possible configuration nouvelle, donc une opportunité. En tout domaine, une crise révèle la vérité d’une époque au moment où elle disparaît. Critiquant la philosophie de l’histoire, celle-ci étant toujours écrite par les vainqueurs, Walter Benjamin affirme que la catastrophe c’est le maintien de la fiction d’un continuum du « progrès ». Nous en sommes bien aujourd’hui à l’époque de la révélation des conséquences idéologiques et concrètes de cette fiction.

Pour une vision anthropologique de la Crise

Il est possible d’avancer l’hypothèse que notre espèce « sapiens » ait connu deux « mutations » majeures : celle du paléolithique supérieur et celle de « l’homo technicus », avec la colonisation de la planète par la civilisation thermo industrielle. Ce second tournant majeur a progressivement assuré la domination de l’Occident sur le reste du monde. On peut en constater les répercussions depuis quelque temps : la crise énergétique et alimentaire, la crise climatique parallèle à l’effondrement de la biodiversité, la crise sociale inhérente au mode capitaliste de production et de croissance, exacerbé par sa fuite en avant dans la finance virtuelle, et la crise culturelle des repères et des valeurs. En outre, si l’on prête également attention aux enjeux actuels de la biologie et des technos sciences, il apparaît clairement que nous avons changé d’époque. Alors, si la contraction de l’espace-temps se trouve liée aux prouesses mécaniques, physiques et biologiques du « progrès », les promesses d’un projet anthropologique postmoderne sont annulées par les contradictions fondamentales et objectives qu’elles révèlent. Comment résoudre, par exemple, l’antinomie entre les ressources planétaires disponibles et le degré de leur usage égalitaire et juste si l’on prend pour mesure commune le niveau de confort matériel occidental ? Ou comment inverser la courbe d’effondrement de la biodiversité, quand celle-ci est seule garante de la survie de notre espèce ?

Une conjonction inédite de situations critiques

Jamais l’homme en tant qu’espèce n’a rencontré une conjoncture semblable où tant de situations critiques s’additionnent et s’entrechoquent. Prendre conscience de leurs interactions et de leurs effets concrets dans la réalité vécue est le minimum de discernement requis pour commencer à mesurer de ce qui nous arrive, au lieu de découper en tranches « les problèmes et leurs solutions » car cette méthode est désormais sans issue. On ne résoudra pas « la Crise » avec les idées et les croyances qui l’ont provoquée. Parmi celles-ci, la croyance en une croissance sans limites sur une planète aux ressources limitées est centrale. Mais de quel homme parlons-nous ? Bien que tous contemporains, nous ne vivons pas tous à la même époque. Cette distorsion dans la temporalité n’a jamais été aussi grande, aussi flagrante qu’aujourd’hui. Elle contribue à donner à la crise systémique actuelle une dimension planétaire, réellement anthropologique. Elle est, si l’on peut dire, l’illustration du principe d’entropie. On sait que dans sa version vulgarisée, ce principe postule que tout système isolé laissé à lui-même tend vers l’équilibre en même temps qu’il voit son degré de désordre tendre vers un maximum. Tout nivellement interne à un système clos a pour revers une désorganisation et une perte d’énergie, puisque la différence qu’il élimine est un principe organisateur.

Bien qu’historiquement et géographiquement séparés un lien nous réunit par-delà l’espace et le temps. Il nous permet d’accéder à notre unité dans la diversité. Ce lien n’est ni économique, ni technique. Il est poétique autant que politique. Il est présent et agissant en chaque être humain comme étant ce qui le constitue en humanité.

L’effondrement, et après ?

Au lieu du mot « crise », utiliser le mot « effondrement » pour nommer ce qui se passe actuellement offre l’avantage, non seulement d’être plus proche du réel, mais aussi de libérer l’imaginaire tout en évacuant l’obsession économique. Il permet en effet d’invalider par avance toutes les idées de reprise ou de relance d’une économie surévaluée fondée sur le dogme de la croissance sans limites. Il nous invite à l’invention d’un autre récit anthropologique qui ne soit plus basé sur la violence faite à la nature et sur la négation du différent de soi. Il ouvre sur un possible désirable et essentiel qui redonne sens à l’existence humaine. Sans doute aura-t-il fallu en arriver là pour en finir avec l’arrogance d’un capitalisme mortifère et avec le mépris de tout mode de vie qui ne soit pas de domination mais au contraire qui soit élaboré sur une trame d’épanouissement et d’harmonie conflictuelle. Si tout nous répugne à penser que la crise anthropologique en cours se résoudra d’une manière comparable à celle qui a éliminé l’homme de Neandertal, c’est donc bien avec les nouveaux exclus du « progrès » et avec tous ceux qui sont sans espoir que nous pourrons ensemble retrouver le goût de vivre et de créer inlassablement les conditions écologiquement viables et socialement vivables d’une sobriété joyeuse. Joyeuse parce que fraternelle. Oui, il y a une vie après l’effondrement !