Points de vue sur "la crise"

Crise de l’enseignement : où est le problème ?

lundi 30 mars 2009, par Martine Auzou

Où est le problème ?

Peut-on encore croire aux réformes de l’Éducation Nationale pour régler la crise de l’enseignement ? Pense-t-on endiguer la misère en remplaçant les allocations du RMI par celles du RSA ? A-t-on modifié les comportements de chacun vis-à-vis de la planète depuis le Grenelle de l’Environnement ? Envisageons-nous vraiment sortir de la crise financière par une régulation des transactions bancaires ? Toutes ces solutions de « sortie de crise » ne sont que cautères sur jambes de bois car elles ont le même défaut de raisonnement au départ. En traitant les questions relatives à l’éducation, au social, à l’écologie ou à la finance, comme des sujets spécifiques appartenant à des domaines singuliers séparés les uns des autres, on a négligé l’examen de la réalité sociale dans laquelle toutes ces crises s’inscrivent et dont elles ne sont que les manifestations. Une recherche centrée uniquement sur les moyens particuliers de sortir d’une situation particulière n’a aucune chance d’aboutir à la compréhension globale dont on a besoin pour pouvoir agir en connaissance des véritables causes. C’est la raison pour laquelle je pense qu’une interrogation sur la finalité de nos actions est préalablement nécessaire.
« Pourquoi faisons-nous telle chose plus qu’une autre ? ». « Qu’est-ce qui nous motive et qui nous guide ? » sont des questionnements qui permettent de replacer cette série de crises actuelles dans une problématique commune. Celle d’un bouleversement des valeurs qui nous servent habituellement de repères dans nos jugements et nos conduites. Les références morales, sociales ou esthétiques qui définissent le type de société dans laquelle nous vivons, ne sont-elles soumises à confusion depuis que notre société de consommation a placé la monnaie en haut de notre échelle de valeurs ? On n’achète plus une oeuvre d’art parce qu’on la trouve belle, mais parce qu’elle est cotée en bourse. On ne choisit plus une école en fonction de la qualité émancipatrice des savoirs qui y sont transmis mais pour la garantie d’un avenir professionnel et l’assurance d’un pouvoir d’achat suffisant pour ses enfants.
Les critères économiques qui désormais mesurent la valeur de toutes choses ont modifié notre regard sur le monde et ont donné un autre sens à la finalité de nos comportements. Aux actes motivés par la recherche du simple plaisir gratuit de regarder un tableau par exemple ou un paysage, d’apprendre pour simplement savoir ou d’entrer en communication dans l’unique dessein de sympathiser avec quelqu’un, se sont substituées des initiatives à but essentiellement utilitaire. Mais cette marchandisation du monde ne saurait s’opérer sans conséquences notables sur les relations que nous entretenons avec les autres, avec la nature et avec nous-mêmes. La défiance et la suspicion à l’égard d’autrui sont devenues, aujourd’hui, des postures ordinaires qui préexistent à nos relations. La prééminence donnée à l’économie dans tous nos échanges a fragilisé le lien de confiance qui généralement atteste de la solidité de nos rapports sociaux. Or, la défaillance du lien social est le symptôme d’une crise qui a atteint la société tout entière.

J’ai choisi d’illustrer mon propos dans un domaine représentatif de cette crise globale, celui de l’enseignement. Non en tant que spécialiste de la question, mais en simple témoin, ayant été moi-même institutrice encore récemment dans le premier degré. S’il est un domaine où la confiance est un préalable indispensable à la réussite d’un projet, c’est bien celui de la transmission des savoirs.
L’absence de motivation relevée chez beaucoup d’élèves pour le travail scolaire et le manque de respect dont se plaint un nombre grandissant de professeurs sont des problèmes qui ne seront pas résolus au travers d’un prisme de réformes concernant les programmes ou les rythmes scolaires et encore moins par des mesures répressives à l’encontre des jeunes qui ne peuvent répondre aux exigences de résultats immédiats que le système compétitif français veut leur imposer. La réussite ou l’échec d’une transmission est essentiellement subordonnée au niveau d’accord entre les trois partenaires de la relation pédagogique, c’est-à-dire le maître, l’élève et ses parents, sur la finalité de l’enseignement dispensé. Or, il est évident que cette entente fait actuellement défaut. La méfiance, qui s’est installée entre les familles, les jeunes et les enseignants, est devenue aujourd’hui « Le Problème » à surmonter.

La cohérence éducative qui savait s’établir au sein de ce triptyque a été ébranlée depuis que les milieux patronaux se sont mêlés des affaires de l’école et que les industriels européens ont commencé à « s’intéresser » aux résultats des étudiants de leurs pays respectifs pour entrer dans une compétition économique acharnée. En influençant les décisions concernant l’enseignement, ils ont donné aux savoirs, une fonction exclusivement utilitaire, évinçant par là même la première des finalités d’une transmission : celle d’émanciper des hommes et des femmes au travers d’apprentissages gratuits, c’est-à-dire, issus d’une décision libre et volontaire de chacun et indépendants d’une demande sociétale conjoncturelle ou de choix passagers de majorités politiques.
La redéfinition des critères de réussite scolaire en un simple catalogue de « savoirs faire » utiles à l’économie de marché, a déplacé les repères qui guidaient les orientations de l’école. Elle a ainsi créé chez beaucoup d’enseignants un malaise né de la confusion générale sur les raisons de s’instruire. Elle a provoqué chez un grand nombre de parents soucieux de l’avenir de leurs gamins en ces temps d’emplois précaires, des attentes de performances immédiates incompatibles avec les exigences des pédagogues qui eux doivent construire des « savoirs être » selon des objectifs à long terme. Elle a enfin produit ce qu’on nomme aujourd’hui « une nouvelle génération d’élèves à problèmes ». En effet, comment parvenir à motiver tous les jeunes en leur donnant comme seul idéal : « travailler plus, pour gagner plus » ? Qui peut croire encore aujourd’hui à ce slogan ? Certainement pas les élèves qui, en dépit de la soi disant « égalité des chances » offerte par l’école, se savent les perdants de cette loterie. Comment s’étonner alors, des manifestations de refus exprimées par ceux qui sont mis en échec de manière récurrente par cette logique compétitive ? Ces oppositions parfois violentes ne sont que l’expression d’un profond sentiment d’injustice à leur égard. Les enfants sont tous capables de s’engager dans un projet d’apprentissage à partir du moment où les propositions de travail de leurs professeurs sont crédibles à leurs yeux, c’est-à-dire quand les modalités d’enseignement qui sont mises en oeuvre dans la classe permettent réellement d’accompagner chacun d’eux, sans exclusion. L’autorité d’un maître ne repose ni sur la quantité de ses savoirs ni sur son pouvoir de noter ou de punir, mais sur la légitimité que les élèves lui reconnaissent pour les guider dans la découverte de la connaissance.
C’est pourquoi, tout modèle d’instruction basé sur des critères de sélection donnant aux valeurs économiques la prééminence sur tout autre valeur du savoir condamne l’enseignant a échouer dans sa mission de faire réussir tous ses élèves. C’est une procédure qui élimine une grande partie des gamins qui ne peuvent trouver un sens à ce qu’on leur demande. Par contre, proposer d’apprendre pour entrer tout de suite dans une relation agissante avec les autres et avec le monde qui les entoure est une perspective qui, pendant mes 37 années de pratique n’a jamais été refusée par aucun de mes élèves. La reconnaissance de leurs savoirs individuels étant, dans ces conditions, non plus seulement dépendante de « savoirs faire » évalués par un maître tout puissant, mais subordonnée à des critères de « savoirs être » reconnus par le groupe classe, tous les élèves ont trouvé les moyens d’apprendre, stimulés qu’ils étaient par une dynamique d’entraide collective. La solidarité qui s’est créée à partir de situations d’apprentissage fondées sur le partage des savoirs et des expériences, en dehors de tout système compétitif et de toute finalité utilitaire, a permis à chacun de trouver un intérêt pour s’instruire.

Il n’y a pas de fatalité à la crise de l’enseignement, sauf pour ceux qui semblent tirer avantage à le faire croire. Tous les enfants sont en capacité de s’instruire dans les conditions d’une bonne socialisation, c’est-à-dire dans un collectif qui attribue aux différences individuelles une valeur d’enrichissement pour le groupe.
Il est certes difficile aujourd’hui d’inculquer aux jeunes certaines valeurs comme celles de la liberté, égalité, fraternité lorsqu’ils voient ces mêmes principes bafoués par la patrie des Droits de l’Homme*. Chaque jour, en France, des hommes, des femmes et des enfants sont enfermés et expulsés, pour défaut de papiers. Comment peuvent-ils donner du sens à une loi qui sanctionne un élève non pas pour ce qu’il a fait, comme le dit le règlement de leur école, mais uniquement pour ce qu’il est, c’est-à-dire un « sans papier » ? Au nom de la croissance, notre société dite moderne a fixé des objectifs de rentabilité économique à la politique migratoire et a introduit jusque dans le champ social, deux paradigmes incompatibles ; celui des droits universels et intemporels de la personne humaine et celui de l’utilitarisme marchand. La soi disante génération « en manque de repères » ne serait-elle pas le produit de l’incohérence des adultes qui sont censés leur servir de modèles pour grandir ?

La logique compétitive, comptable et utilitaire dans laquelle s’inscrit la concurrence économique s’établit toujours sur des règles d’exclusion. Pour que certains puissent gagner, il faut qu’il y en ait qui perdent. Ce principe ne saurait s’appliquer aux domaines de l’enseignement, du social, de l’écologie ou de la finance sans provoquer d’une part, des comportements individualistes et guerriers qu’inspire l’envie de dominer les autres et la nature, et d’autre part, des attitudes suicidaires ou de repli sur soi identitaires consécutives au sentiment d’être condamné à l’échec. L’appropriation individuelle et sauvage de la terre, l’augmentation des inégalités, de la misère, du taux de suicide chez les jeunes, ne seraient-ils pas des phénomènes résultants d’une seule et même stratégie de développement plaçant les valeurs d’efficacité économique avant celles de la stabilité du lien social et la conséquence du manque de perspectives fraternelles qu’impose la loi du marché ?

Ce n’est là qu’une hypothèse, mais l’expérience que j’ai vécue à l’échelle d’une classe a démontré que le fonctionnement coopératif et solidaire qui régissait les conditions d’apprentissage a été à l’origine d’une confiance en soi qui a permis à chacun des élèves non seulement de réussir individuellement mais également d’agir avec bienveillance avec les autres et avec la nature.
Notre « manière d’être » ensemble et sur cette terre ne serait-elle pas le reflet du rapport que nous entretenons en général et au quotidien avec le savoir ? Et si l’on en croit le philosophe et historien français Tzvetan Todorov : « ...de la manière dont on perçoit et dont on accueille les autres, ceux différents, on peut mesurer notre degré de barbarie ou de civilisation... », une réflexion sur la finalité de la connaissance et ses conséquences sociales est peut-être une piste qui pourrait nous permettre de ne pas sombrer dans la fatalité de la crise.