Modéliser le monde, prévoir le futur

samedi 16 janvier 2010, par Christian Araud

Entropia n°4, la revue théorique et politique de la décroissance.

Trente ans après : Cassandre et sa vérité

Le modèle global du Club de Rome

Des chercheurs ont réalisé au début des années 70 un modèle mathématique, nommé world3, fondé sur une analyse systémique globale, simulant l’avenir du monde avec un horizon de plus d’un siècle après avoir reproduit de façon globalement satisfaisante le passé2. Excusez du peu quant à l’ambition ! Ils sont parvenu à la conclusion d’un effondrement probable de « l’humanité ». Excusez du peu quant à la vision prophétique ! Le résultat fut un livre intitulé The Limits to Growth et (mal) traduit en français par Halte à la croissance !

Le modèle global
Les chercheurs, suivant en cela les recommandations méthodologiques de la dynamique de système, réduisent la représentation économico-sociale du globe terrestre à quelques variables fondamentales et à quelques relations essentielles entre ces variables.

Le modèle « standard », correspondant à la poursuite des comportements passés et compte tenu des réserves de ressources naturelles non-renouvelables (essentiellement le pétrole) connues en 1970, montre une évolution catastrophique sur le long terme des principales variables représentatives de l’état du monde. Les limites de la croissance sur cette planète sont atteintes quelque part dans les 100 prochaines années (analyse de 1970).

Jonas rejeté par la baleine

La perpétuation de la « croissance » conduit à un effondrement des principales variables caractéristiques du niveau de vie au début du XXIe siècle, avec retour en 2100 à des valeurs bien plus basses que celles en vigueur en 1900. En bons chercheurs, ils remettent en cause les hypothèses de leur modèle. Peut-être ont-ils été pessimistes ? ils allégent les contraintes internes du modèle. En particulier, ils prennent au pied de la lettre les théories enthousiastes des « technoïdes » pour qui la Science et la Technologie (S&T) apporteront la solution, comme elles l’ont toujours fait depuis le début de l’ère industrielle. Déception ! l’effondrement est seulement différé5. Poursuivant dans l’optimisme, les chercheurs testent d’autres hypothèses favorables sur la productivité agricole et le contrôle drastique des naissances : insuffisant ! Toutes ces mesures cumulées ne diffèrent la chute ultime que de quelques décennies !

Tant que le modèle global comporte certaines boucles positives, notamment la recherche de la croissance annuelle de la production industrielle, l’effondrement est inévitable avant 2100 quel que soit l’optimisme prévalant sur les autres hypothèses.

La seule issue pour éviter cet effondrement est de limiter volontairement la population comme la production industrielle à un niveau compatible avec les possibilités de la planète. Ainsi, le rapport est une remise en cause de la « croissance économique » qui justifie le titre de la traduction française : Halte à la croissance !

Les auteurs s’aventurent sur un terrain plus politique que technique en ajoutant que plus tôt la population de la planète Terre abandonnera le premier chemin (la croissance matérielle) pour se lancer sur le terrain de « l’équilibre », plus de chance il y aura d’obtenir un résultat satisfaisant pour tous6. Ceci justifie le titre anglais de l’ouvrage : The Limits to Growth.

Critiques et controverses
À sa parution, ce rapport a eu un énorme succès de librairie : traduction en une trentaine de langues, vente mondiale d’une dizaine de millions d’exemplaires. Cet écho, inhabituel pour un livre somme toute très technique, s’explique sans doute en partie du fait d’une quasi-coïncidence avec le premier choc pétrolier qui en illustrait avec éclat un aspect de la thèse des limites de la croissance par les limites devenue évidentes sur l’approvisionnement en pétrole.

Les critiques ne manquèrent pas pour dénoncer le « pessimisme » du message et les erreurs « grossières » qui se seraient glissées dans le modèle. Des porte-parole de pays pauvres trouvèrent injuste que les riches déclarent que la croissance avait des limites alors que eux, les pauvres, commençaient à en bénéficier. Cela n’empêche en rien que la croyance persiste : les limites physiques ont été repoussées avec tant de succès de si nombreuses fois que la croyance à la victoire certaine de la S&T sur quelque problème que ce soit est ultra-majoritaire dans l’opinion publique et hégémonique dans les classes dirigeantes.

Autre point de controverse : la notion « d’équilibre » avancée en fin de rapport. Elle n’a guère été comprise : il s’agit en effet d’un équilibre dynamique que peuvent (doivent ?) choisir les populations. Cela n’est pas dit explicitement dans le rapport, mais cela peut être sous-entendu. Cet équilibre peut être atteint en privilégiant une caste d’oligarques qui consommeraient un maximum, l’ajustement étant fait sur les pauvres, limités en consommation et en nombre. A contrario, ce peut être une société plus harmonieuse et frugale, où tout le monde aurait un minimum acceptable et aucun un niveau de vie insolent. Bien entendu, et cela est dit explicitement, les chercheurs penchent de tout leur cœur pour cette dernière solution.

Retour du politique pour choisir son futur ou imposition par la force d’un futur particulier ? le rapport ne le dit pas et ne peut pas le dire ! En tout cas, un des grands mérites de ce type de modélisation est de montrer à ceux qui ne s’en doutaient pas « qu’une montagne ne peut grimper jusqu’au ciel », vérité que connaissaient de façon très littéraire, mais très profondément, les moines bouddhistes depuis plus de deux milliers d’années.

Le temps de l’oubli
Le rapport est peu à peu tombé dans l’oubli après avoir soulevé des tempêtes, d’approbation comme de désapprobation. Les technoïdes ont évidemment condamné le « retour à l’âge des cavernes » ou, moins sévèrement, le « retour à la lampe à huile ». Ils n’ont pas voulu connaître la doctrine du groupe Meadows : « pas d’opposition aveugle au progrès (technologique), mais opposition au progrès aveugle ! ».

Bon nombre d’observateurs ont notamment enterré le rapport au motif que depuis 1970 aucune catastrophe apocalyptique n’est arrivée, et donc que l’on s’est affolé pour rien. C’est d’abord oublier1 que le modèle est vraiment à long terme en 1970 et ne note une inversion de tendance que vers 2015 et que la situation vraiment catastrophique (doom and collapse en anglais) ne deviendrait évidente aux yeux de tous que vers les années 2030 ou 2040. Plus généralement, dire que les chercheurs se sont trompés parce que « pour le moment tout va bien » n’est pas une preuve2. En outre, le modèle a beau être rudimentaire, il reste considérablement plus sophistiqué que ceux qui sont utilisés pour les prévisions diverses qui servent de base aux politiques publiques. Ces dernières sont assises sur des prolongations tendancielles sans aucune boucle de rétroaction explicite. C’est notamment le cas pour les prévisions concernant l’énergie, dont personne ne suppose que leur usage sans cesse croissant puisse avoir des conséquences limitantes sur la consommation future. Au mieux, une projection à long terme prendra un taux de croissance élevé pendant quelques années, puis un taux légèrement plus faible pendant quelques années suivantes, et enfin, comble de l’audace, un taux de croissance très faible jusqu’à la fin de la période considérée.
Au-delà des limites

En 1992, la même équipe de chercheurs du MIT publie une version révisée du premier livre3.
La version « standard » du modèle ne fait que confirmer sur la période 1970-1990 ce qui avait été vu, prévu, prédit, estimé, projeté, escompté au moment de sa première utilisation. L’intérêt du modèle World3 est aussi de montrer que la croissance exponentielle est déjà entrée dans sa phase critique au moment où on commence à en prendre conscience, et donc que les problèmes à résoudre sont devenus quasi-insurmontables.....


Voir en ligne : Ce texte a plu à nos amis de Apeas.


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