La technologie et les dilemmes de la décroissance

vendredi 5 novembre 2021, par Ernest GARCIA

Au début de l’année 2006, l’IUCN (Union Mondiale pour la Nature) lança un débat sur les bases conceptuelles de son action. La proposition initiale était ainsi formulée : la notion de développement durable a-t-elle un sens ? La réponse est ambiguë : « Le concept est holistique, attractif et élastique [...]. Il est clair que le terme développement durable en signifiant tout ne signifie rien », or, cette organisation avait largement participé au lancement de cette notion.

Ces doutes expriment un sentiment largement partagé. Les usages rhétoriques ont, en effet, dérivé en un jargon qui n’est qu’une adaptation de la formule « business as usual ». Comme il en fut de ses prédécesseurs (développement social, humain...), le terme de développement durable n’a pas été autre chose qu’une tentative pour étayer un programme d’expansion économique dont les coûts, en termes d‘inégalité et de détérioration des écosystèmes, se sont révélés énormes et insolubles.

Cette interprétation un peu pessimiste n’est pas seulement le résultat d’une banalisation des discours sur la question, elle intègre plutôt l’évidence que l’on a dépassé les limites et que le temps de la promesse d’un quelconque développement est fini. Triste constat qu’une phrase peut exprimer « Ce mot développement durable fut une bonne idée, il y a soixante ans (ou peut-être deux cents ?), mais, aujourd’hui, la démesure est telle que ce qui nous reste à faire est de nous préparer au pire. »

Au-delà des limites, quel que soit le point de vue
La littérature qui reconnaît l’existence de limites décrit quatre thèmes fondamentaux pour aborder les questions de « soutenabilité [1] ». Bien qu’indépendants, ils sont en réalité complémentaires, je vais les passer en revue, mais on constatera que les conclusions sont proches, quel que soit le point de départ.

Rien ne peut croître indéfiniment dans un milieu fini
En de nombreuses occasions ce qui a été décrit comme « insoutenabilité » n’est autre que la tendance à dépasser les limites de charge de l’écosystème, en débouchant ainsi sur un effondrement inévitable. Ceci est le point de vue formulé par le Club de Rome dès 1972 : « Si les tendances à la croissance de la population du monde, l’industrialisation, la pollution, la production de nourriture et l’épuisement des ressources restent inchangées, les limites à la croissance sur cette planète seront atteintes un jour ou l’autre dans les cent prochaines années. Le résultat le plus probable sera une baisse plutôt soudaine et incontrôlable tant de la population que de la capacité industrielle [2]. »

La destinée de ce rapport a été pour le moins curieuse. Presque tout le monde se souvient de l’émotion énorme qu’il a suscitée, mais bien peu se souviennent du propos et sont encore intéressés par ses prévisions. Un examen rapide nous montre que la situation actuelle est très proche de ce qui serait arrivé si toutes les tendances enregistrées n’avaient pas changé. La population mondiale n’atteint pas encore 7 milliards, mais elle a très largement dépassé les 6 milliards. L’investissement en capital a crû plus ou moins selon ce qui était prévu. La prévision la plus contestée sur l’utilisation de minéraux non énergétiques a été, il est vrai, la moins vérifiée, mais les données sur le pic imminent du pétrole [3] compensent les quelques erreurs en ce qui concerne les métaux. Les tensions dans la production alimentaire sont aussi visibles. La pollution a des effets plus dramatiques que ceux attendus – pour le changement climatique, surtout – mais la précision des projections est remarquable : la concentration de CO2 dans l’atmosphère, alors estimée à 380 ppm pour l’an 2000, atteint actuellement 370 ppm [4]. Dans l’ensemble, la projection surprend plus par sa justesse que par ses déviations. En d’autres termes, nous ne pouvons que constater combien les mesures prises ont été inopérantes, ce qui n’est guère surprenant quand les réponses à l’avertissement ont essentiellement consisté à répéter : limites ? Quelles limites ?

La prévision la plus récurrente du rapport de 1972 consistait à affirmer que, si l’on ne freinait pas très rapidement la croissance de la population et du capital pour les maintenir aux niveaux de 1970, le monde, vers l’an 2000, serait déjà entré dans une phase de « translimitation », de dépassement des limites imposées par une planète finie. La mise à jour du rapport, trente ans plus tard [5], a ajouté deux conclusions. La première soutient que, depuis plus d’une décennie déjà, nous sommes effectivement entrés dans cette phase de dépassement [l’affirmation s’appuie sur les calculs de l’empreinte écologique, un indicateur synthétique selon lequel l’utilisation des systèmes renouvelables dépasse la capacité naturelle de remplacement dans une marge de 25 % [6]. La deuxième affirme que l’effondrement provoqué par le manque ou le retard d’une réponse de portée suffisante, est plus probable qu’en 1972 (et plus difficile à contrecarrer).

Rien n’est éternel
Les systèmes vivants ne peuvent subsister et évoluer qu’en augmentant l’entropie de leur environnement. Les systèmes auto-organisateurs sont nécessairement des systèmes désorganisateurs, qui dépendent d’un contact étroit et d’une interaction permanente avec un environnement qui contient ordre et énergie en quantité suffisante, aux dépens duquel ils peuvent s’arranger pour survivre. Si le désordre introduit dans l’environnement est trop grand, alors le système peut – peut-être – accéder à un nouveau niveau adaptatif en consommant davantage d’énergie (mais aussi en augmentant plus encore la dégradation ambiante). L’inviabilité peut aussi être considérée, par conséquent, comme le résultat de l’accroissement d’entropie généré par des processus de production trop grands ou trop intensifs. Cette acception est implicite dans l’affirmation que rien ne dure éternellement, qu’aucun processus matériel ne peut être indéfiniment prolongé dans un milieu fini. Dans ce contexte, viabilité tend à s’identifier avec conservation (dans le sens de parcimonie dans l’utilisation des ressources), comme l’a signalé le représentant le plus illustre de ce point de vue, Nicholas Georgescu-Roegen [7], et la conservation, dans la mesure où elle signifie un moindre usage des matériaux et une moindre intensité de leurs mouvements sur la surface de la planète, implique une échelle inférieure des activités économiques.

Espace et aliment pour toutes les créatures
Un autre angle d’analyse, souvent utilisé, montre que le caractère non viable est surtout le résultat d’un déséquilibre catastrophique dans le processus de co-évolution. Si l’une des espèces en présence profite d’un apport énergétique trop grand, elle impose alors à l’écosystème une simplification radicale, en provoquant une réduction drastique de la diversité biologique. C’est ce qui se passe depuis le moment où l’espèce humaine a développé une habilité spécifique pour s’approprier à grande échelle la production photosynthétique primaire. Dans ce contexte, la viabilité requiert qu’il y ait suffisamment d’espace et d’aliments pour le reste des créatures. Cette acception est implicite dans le débat sur la portée et les rythmes de la perte de biodiversité. Elle a été brillamment formulée dans un article fameux sur l’appropriation humaine de la production photosynthétique [8]. L’article donne les résultats d’un calcul selon lequel les activités humaines s’approprient près de 40 % de la production primaire nette potentielle sur la terre. La croissance démographique et économique pousse à une appropriation toujours plus grande des produits de la photosynthèse. L’analyse montre une limite absolue de la capacité de charge pour des êtres humains, mais tient également compte des effets sur d’autres espèces, soulignant en conclusion la possibilité d’extinctions qui entraîneraient une destruction aussi grande de la diversité organique que celle survenue, il y a 65 millions d’années.

Les développements postérieurs de cette ligne d’analyse [9] ont insisté sur le fait que la marge d’indétermination est vaste. Ils ont également souligné que l’appropriation humaine de la production primaire nette pourrait déjà avoir atteint des valeurs proches de 60 %, et qu’elle tend à augmenter. Ces conclusions corroborent celles obtenues à partir d’autres façons d’aborder le sujet, qui signalent une tendance – dont les effets sont déjà en grande partie irréversibles – à la détérioration des fonctions utiles de la nature et de la capacité de la planète à maintenir les différentes formes de la vie. L’Évaluation des Écosystèmes pour le Millénaire [10] a conclu que 2/3 des prestations de la nature (« nature’s services » : production d’aliments, régulation du climat, pollinisation, plaisir esthétique du paysage, etc....), se détériorent dans le monde. L’Indice de Planète Vivante, qui mesure les tendances de la diversité biologique en se basant sur des données de 1 313 espèces de vertébrés, a chuté d’environ 30 % entre 1970 et 2003 [11]. La tendance globale, affirment les auteurs de ce calcul, suggère que nous dégradons les systèmes naturels à un rythme sans précédent dans l’histoire. L’analyse de l’état des écosystèmes, donc, décrit aussi une situation de dépassement des limites.

Désaccélérer, déglobaliser
Insoutenabilité, enfin, pourrait signifier blocage des dispositifs sociaux d’apprentissage, suite à une accélération excessive et à une connectivité trop haute. L’apprentissage requiert du temps pour choisir positivement les adaptations viables. Il exige aussi des lieux non touchés par les effets de l’erreur, à partir desquels il pourrait se corriger. Les deux conditions émanent du fait central que l’erreur est inévitable. Si un système réflexif s’accélère trop, ses centres de décision commencent à commettre des erreurs chaque fois plus grandes et chaque fois plus fréquentes. S’il se « globalise » trop, si tous ses éléments sont fortement connectés, les erreurs se diffusent partout et il manque alors d’espaces alternatifs disponibles pour des essais éventuellement réussis [12]. Si, de plus, le système dispose d’une technologie de grand impact, c’est-à-dire, capable d’altérer intensément l’écosystème, toutes les conditions sont alors réunies pour une sérieuse inquiétude. Dans ces conditions, la viabilité consiste à maintenir la flexibilité, en évitant une accélération et une interconnexion excessives. Selon cette analyse, une société devient non soutenable quand elle a de plus en plus d’options dans des intervalles de temps de plus en plus courts. Quand, par exemple, elle se montre incapable de contrôler la prolifération nucléaire, quand elle introduit chaque année dans la nature des milliers de substances chimiques nouvelles ou quand elle se dispose à faire la même chose avec des milliers d’organismes génétiquement manipulés. Le fait est que l’on constate une faillite profonde du système d’information d’où une amplification très puissante de la probabilité d’erreurs.

La crise écologique actuelle n’est pas nouvelle du fait qu’elle est écologique. Bien des cultures du passé ont abusé de leurs ressources de base et, du coup, sont entrées en décadence. Mais il s’agissait de cultures locales et le changement social a pu se poursuivre sur d’autres parties de la planète. Maintenant, les dynamiques de ladite globalisation sont cause de dégradations partout et très rapidement. Cette nouvelle crise est une crise d’accélération et d’interconnexion. La soutenabilité est alors une question de freinage (ralentir de tous les points de vue) et de relocalisation. Mais la vague d’expansion est indissolublement liée à l’accélération et à la mondialisation. La freiner implique, d’une manière ou d’une autre, une décroissance.

Décroissance : le changement social au-delà des limites
La perception du fait que nous sommes entrés dans la phase transitoire de translimitation se transforme en motif central de la littérature – croissante en quantité et en impact – qui considère possible un effondrement de la civilisation industrielle dans un futur proche et revoit, sous cette perspective, le sort encouru par diverses sociétés dans le passé [13].

Le débat sur la portée et les éventuels effets sociaux du « déclin » est intense. Jusqu’à présent, il est aussi en grande partie souterrain. Ses outils sont plus les groupes de discussion sur le net que les grands moyens de communication. De petits centres de recherche et – parfois – d’individus isolés, sont plus souvent entrés en lice que les grandes institutions académiques. Dans ce débat, des frictions significatives qui forment des lignes de division potentielles se concentrent sur quelques points. La plus importante sépare ceux qui associent la décroissance à un effondrement complet et catastrophique de la civilisation (le die-off, le retour rapide à la caverne de l’Olduvai, c’est-à-dire à l’origine préhistorique de l’espèce humaine) de ceux qui l’associent à la continuité du bien-être (en défendant l’idée d’un « déclin » plus ou moins prospère).

La décroissance comme voie d’extinction
Le déterminisme énergétique n’est pas précisément une nouveauté. Son expression de base peut être formulée ainsi : la complexité sociale est fonction de l’utilisation d’énergie. Ce principe n’a pas eu beaucoup de succès en théorie sociale, non pas parce qu’il n’est pas vrai (il a tout l’air de l’être), mais pour deux autres raisons. La première d’entre elles est le postulat a priori du progrès [14]. La conviction la plus répandue consiste à croire que l’énergie disponible est le résultat combiné de l’imagination humaine et de la nécessité. Par conséquent, si celle-ci venait à manquer davantage, on trouverait d’autres sources et on les développerait. La seconde raison est l’impossibilité d’évaluer à partir de ce principe les caractéristiques concrètes des changements de complexité et de l’organisation sociale (irréductibilité de l’événement accidentel et de l’action rationnelle dans l’histoire), qui est, en fin de compte, ce qui intéresse les sciences sociales.

La conviction que le cycle historique ascendant de l’utilisation de combustibles fossiles touche à sa fin, unie à un scepticisme justifié quant à l’existence d’alternatives énergétiques assez abondantes et bon marché, est à la base de la prévision qu’un effondrement de la population humaine sur la Terre ne peut être retardé au-delà de quelques années. Quelques versions [15] prévoient aussi que cet effondrement impliquera la fin de la civilisation, et non seulement son passage à une échelle inférieure soutenable, parce que les survivants, s’il y en a, ne seront pas capables de maintenir la complexe association de traits culturels dont les hommes modernes sont tellement fiers. Les sociétés post-effondrement devront vivre des vies plus simples, comme les chasseurs et les agriculteurs de subsistance du passé. Price ajoute que, à son avis, ce n’est pas seulement la civilisation qui sera entraînée par la spirale descendante de l’effondrement, mais qu’il est peu probable que l’espèce elle-même puisse préserver longtemps la culture dont nous sommes si fiers. D’autres versions [16] ajoutent une médiation technologique : la « théorie Olduvai », proposée par cet auteur, suggère que la civilisation industrielle aura duré au total pas plus d’un siècle, approximativement de 1930 à 2030. Il utilise pour sa démonstration l’indicateur clef qu’est le quota d’énergie disponible par personne. Pour Duncan, le signal du déclin sera l’apparition répétée de grandes coupures de courant, et l’affaiblissement de l’approvisionnement électrique, préalable à la chute définitive du réseau.

Ces perspectives prolongent le déterminisme énergétique bien au-delà de son cadre. L’affirmation qu’une réduction de l’énergie disponible doit impliquer une réduction de la population, de la consommation, et/ou de la complexité organisationnelle me paraît peu discutable. Au-delà, commence l’incertitude, même si nous nous limitons aux applications apparemment plus immédiates. Pour cette raison, l’affirmation que l’épuisement des combustibles fossiles apportera la fin de la civilisation (ou même de l’espèce humaine) requiert une autre justification.

L’autre aspect du raisonnement déterministe (déterminisme biologique, dans ce cas) est généralement évoqué à ce propos. Par exemple, la thèse que l’évolution pousse toute population d’organismes à se multiplier sans limite jusqu’à épuiser les ressources qui rendent possible cette expansion [17]. Une version particulièrement brutale de la combinaison de ces deux lignes d’argumentation nous a été récemment offerte par l’hypothèse de la collision thermo/gène [18]. L’expression fait allusion au croisement entre les lois de la thermodynamique (qui expliquent la constante diminution de la masse de ressources) et les impulsions génétiques (qui en réclament toujours plus). Une situation caractérisée par la surpopulation et par la baisse dans l’offre de ressources aboutit nécessairement à une désorganisation catastrophique.

La décroissance comme transition vers une société à échelle humaine
Le postulat de la liberté humaine, de la construction du cours de l’histoire à travers des choix collectifs conscients, est à la base des visions qui considèrent la décroissance comme une occasion d’organiser l’adaptation des sociétés humaines sur une échelle de temps soutenable. Un livre publié par Howard et Elisabeth Odum [19] soutient, par exemple, que les écosystèmes et les civilisations ont en commun un cycle en quatre phases (croissance, climax, décroissance, puis lente récupération des ressources, avant une nouvelle phase ascendante). Selon eux, la société industrielle vit maintenant son climax et, par conséquent, la chute est imminente et inéluctable. Ils estiment alors que l’application de principes adéquats à une situation de ressources limitées (échelle réduite, efficience et coopération) pourrait diminuer l’impact de la décroissance, et la rendre compatible avec le maintien d’un niveau de bien-être suffisant.

Kunstler [20] et Heinberg [21] voient le pic du pétrole comme le signal de départ d’une crise prolongée, dont le trait le plus caractéristique sera une contraction chronique et généralisée, vue surtout comme l’opportunité d’un changement de direction vers le plus petit, le plus lent et le plus localisé et un passage de la concurrence à la coopération et de la croissance illimitée à l’autolimitation. Si l’on combinait l’adaptation à un approvisionnement énergétique déclinant (powerdown) et le développement de structures relocalisées d’organisation sociale, cette voie pourrait conduire, après la descente, à une société moins peuplée. Elle serait moins consommatrice d’énergie et gagnante du bien-être, avec plus de satisfactions artistiques et moins de consumérisme, et organisée de manière plus conviviale, ouverte à des expériences spirituelles plus profondes et distribuée en petites communautés, dans lesquelles les personnes auraient plus de contrôle sur leurs vies.

La vision de la décroissance comme opportunité a même donné lieu à quelques versions explicitement programmatiques. C’est le cas, par exemple, du groupe français lié à l’Institut d’Études Économiques et Sociales pour la Décroissance Soutenable [22], du protocole pour l’épuisement du pétrole [23] ou de la proposition d’ « embrasser la Communauté de la Terre » par la combinaison d’une espèce de conversion religieuse, qui produirait de nouveaux mythes (des « récits fondateurs » inédits) avec quelque support high-tech [24].

Les diverses perspectives sur la décroissance et ses effets commencent à susciter un grand intérêt par leur capacité à suggérer l’ouverture d’horizons culturels nouveaux, plutôt que par leur exactitude ou leur puissance prédictive douteuse. Il me paraît évident que toute tentative de prédire en détail comment seront les sociétés post-fossilistes, d’anticiper les chemins que suivra le changement social « après le carbone », est condamnée en bonne mesure à être réfutée par les faits (contre toute tentation d’évolutionnisme social déterministe on peut lire Juan [25]). En cela, la prolifération en cours de propositions à ce sujet rappelle beaucoup les caractéristiques (et sûrement le destin) des discours du XIXe siècle sur le socialisme du futur. On pourrait parler, avec juste raison, de la floraison en puissance d’une nouvelle vague de pensée utopique. Et, en réalité, ma prétention aujourd’hui est surtout de souhaiter la bienvenue à cette façon de penser (non pour ce qu’elle nous annonce du futur, mais pour ce qu’elle révèle du retour de l’histoire, avec toute son opaque incertitude).

La technologie dans l’ère post-carbone : notes pour une philosophie de l’après développement
Les enjeux sociaux du dépassement des limites sont intrinsèquement incertains. Un demi-tour vers la décroissance pourrait être imminent, dû au pic du pétrole, à une modification soudaine et non linéaire des systèmes qui régulent le climat, ou à une combinaison de celles-ci et d’autres facteurs déclenchants. Le débat ci-dessus suppose que la décroissance est déjà inévitable, dans un délai plus ou moins long. Toutefois, la même incertitude déjà évoquée implique qu’on ne peut refuser la possibilité que ce délai s’élargisse. Peut-être le début du déclin de l’ère industrielle sera-t-il retardé à la suite de changements technologiques, organisationnels ou culturels. Il n’y a pas moyen de le savoir parce que la relation entre une société et son environnement se produit toujours à travers tellement de médiations que celles-ci ne peuvent être prévues avec anticipation : « Il n’est pas possible de prédire avec exactitude quelle sera la limite qui se présentera d’abord ou quelles seront ses conséquences, parce qu’il existe beaucoup de réponses humaines concevables et imprévisibles dans une telle situation [26]. »

Les options technologiques nous font entrer d’une manière cruciale dans ce territoire terriblement incertain. Les sources d’énergie en sont un bon exemple. Toute civilisation se caractérise par un ensemble de recettes techniques qui reposent sur une technologie viable, c’est-à-dire une technique de production d’énergie utile qui soutient tous les autres processus économiques [27]. Dans la situation actuelle, on peut seulement être raisonnablement sûr de deux choses à ce sujet : la première est que nous vivons la fin du cycle historique des combustibles fossiles ; la deuxième est que – en matière d’énergie – personne n’a d’idées claires sur ce qui viendra ensuite [28]. Peut-être qu’un miracle technologique viendra à notre secours et reconstituera temporairement notre fierté blessée d’espèce dominante ? Peut-être, personne ne le sait, personne ne peut le savoir. La discussion sur ce sujet garde un aspect religieux déprimant. C’est surtout une histoire de foi, c’est-à-dire, de croyance non rationnelle.

Certes, la foi selon laquelle tous nos problèmes auront une solution technologique est très répandue, mais ce n’est qu’une foi. Cela ne démontre rien. Et il n’y a aucune garantie que l’invention salvatrice se produise un jour. À l’encontre de ce que l’on pense généralement, une nouvelle matrice énergétique (une nouvelle technologie viable, ou prométhéenne, dans le langage de Georgescu-Roegen) est une invention extrêmement rare dans l’histoire humaine, qui ne s’est peut-être produite qu’à deux occasions (avec le contrôle du feu et avec la machine à vapeur). Rien ne garantit donc, qu’une nouvelle technologie viable soit sur le point d’apparaître. Il ne s’agit pas d’un événement prévisible. On peut y croire ou ne pas y croire, c’est tout. Comme l’a remarqué presque toute la philosophie de la science du XXe siècle, la découverte n’est pas programmable. Il est sensé, alors, de supposer que le miracle attendu n’aura pas lieu (ce qui est parfaitement possible) et de s’interroger sur les implications d’une telle absence pour le changement social. Voilà ce qui donne sens au débat sur les sociétés « post-carbone » que j’ai précédemment commenté.

Je voudrais pour finir encadrer la discussion à partir de quatre principes. Premier principe : toute solution technologique déplace les limites, elle ne les annule pas. Ainsi, par exemple, si l’on arrivait à contrôler la fusion nucléaire, on disposerait d’une source d’énergie suffisante pour maintenir temporairement le cycle d’expansion de l’ère industrielle, mais seulement jusqu’à des limites naturelles d’une autre nature (surpopulation, pollution, perte de diversité biologique ou quoi que ce soit). On l’avait déjà dit, il y a trente-cinq ans : « Quand nous introduisons les développements technologiques qui parviennent à éliminer un obstacle à la croissance ou à éviter un effondrement, le système croît simplement jusqu’à une autre limite, il le dépasse temporairement et tombe. Vu cette première hypothèse – que la croissance de la population et du capital ne devrait pas délibérément être limitée [...] nous n’avons pas encore pu trouver un ensemble de politiques qui évite le mode de comportement qui mène à l’effondrement [29]. »

Les soins palliatifs technologiques en phase terminale de la croissance sont seulement provisoires. Ceci est une leçon qu’on oublie trop fréquemment.

« Les espoirs des optimistes technologiques sont centrés sur la capacité de la technologie à déplacer ou étendre les limites de la croissance de la population et du capital. Nous avons démontré que, dans le modèle du monde, l’application de la technologie à des problèmes apparemment d’épuisement des ressources, de contamination ou de pénurie d’aliments, n’a aucun effet sur le problème essentiel constitué par la croissance exponentielle dans un système fini et complexe [30]. »

Il est important d’ajouter que cette conclusion est indépendante du type de technologies considérées, et même de l’éventualité d’une dérive positive de l’innovation. Entre les nombreux ajustements subtils que le premier rapport du Club de Rome a introduits dans ses prévisions, figurait l’éventualité d’un accroissement important de l’éco-efficience, ainsi que la prévision d’une déconnexion significative entre croissance économique et demande de matériaux. Le facteur 4 avait déjà été introduit dans les modèles de 1972 ! Et le résultat était toujours l’effondrement, dû dans ce cas à la pénurie alimentaire (bien que différée dans le temps et située à un niveau démographique et économique très supérieur).

Deuxième principe : de grandes technologies mènent à de grandes chutes. Ainsi, prolonger dans le temps la croissance du volume de pétrole extrait d’un gisement déterminé au moyen d’efforts technologiques (comme la repressurisation – injection d’eau, etc. – ou la perforation horizontale multiple) a pour conséquence que la diminution de la production, lorsqu’elle se produit, est plus rapide et prononcée. Les rêves de la géo-ingénierie (contrôler le réchauffement de la Terre au moyen de miroirs réflecteurs géants mis en orbite dans l’espace, par la diffusion massive d’aérosols artificiels ou par la prolifération à une grande échelle de dispositifs de captage de CO2) ont toutes les chances de se transformer en cauchemars si l’on essayait de les mettre en pratique. Selon les termes de Georgescu-Roegen [31] : les sciences technologiques devraient apprendre que la loi d’entropie implique que des artefacts plus grands et meilleurs produisent une pollution plus grande et meilleure.

Troisième principe : les technologies à échelle humaine sont à échelle humaine dans tous leurs effets. Il est clair que fait tout au long de millénaires. Il est évident qu’une plus grande utilisation des sources renouvelables pourrait prolonger sensiblement la vie de la matrice technologique présente. Il n’est pas évident, par contre, qu’il puisse exister une civilisation industrielle soutenue exclusivement par des convertisseurs de radiations solaires. Et, en tout cas, il est totalement improbable qu’une telle civilisation puisse connaître l’expansion rapide qui a caractérisé l’ère des combustibles fossiles.

Les biocombustibles, même dans les conditions où ils ont un rendement énergétique positif et ne sont pas un simple déversoir, ne pourraient jamais maintenir le transfert horizontal de matériaux et de personnes à l’échelle actuelle. Toute tentative pour forcer les choses dans cette direction conduirait à une catastrophe écologique et à un injustifiable accroissement de l’inégalité sociale.

Libérer complètement la production alimentaire de son actuelle dépendance au pétrole et au gaz supposerait une réintroduction massive d’animaux de labeur ; mais la réintroduction nécessaire pour nourrir une population humaine de plus de 7 milliards d’habitants est impensable. Au contraire, comme l’a dit Georgescu-Roegen, le pétrole qui reste, après le pic de sa production, serait mieux employé dans la production agricole que dans le transport.

En résumé : peut-être pourrait-on établir une transition vers les énergies renouvelables. De plus, il est assez probable que cela se fasse, même si c’est plus par force de nécessité que par pouvoir de conviction. Il est peu probable, cependant, qu’elle s’obtienne sans traumatisme et sans avoir pour résultat un mode de vie notamment plus modeste et sobre que l’actuel, ainsi qu’une population nettement plus réduite [32].

Quatrième principe : toute technologie opère dans un cadre institutionnel, moral et esthétique déterminé. Une solution technique pourrait se définir comme celle « qui exige un changement seulement dans les techniques des sciences de la nature, et très peu ou pas du tout dans les valeurs humaines ou dans la morale [33] ». Mais il y a très peu de problèmes, dans ce contexte de crise écologique, qui admettent une telle solution. Comme l’a dit Bateson [34], « une civilisation qui croit que la nature lui appartient pour la dominer et dispose, en plus, d’une technologie puissante a la même probabilité de survivre qu’une boule de neige au milieu de l’enfer ».

Les tenants de la décroissance sont tout à fait raisonnables quand ils soutiennent qu’une autre technologie suppose une autre conception de la vie et une autre façon de la vivre. Toute tentative d’éluder cette interdépendance est condamnée à aggraver les choses dans un horizon qui, même sans erreur systémique, serait déjà bien difficile et préoccupant.

Je résumerai, pour conclure, ma propre position. Les meilleures données disponibles sur la relation entre l’échelle physique de la société et la capacité de récupération (« soutenabilité ») de la planète, sur la dissipation inévitable de ressources irremplaçables, sur l’état des écosystèmes et sur la souplesse dans la récupération des erreurs, indiquent qu’on est déjà entré dans une situation de dépassement des limites. Sans changement substantiel dans la matrice technologique, dans l’organisation sociale et dans les systèmes de valeurs, cette situation ne peut qu’être transitoire, cédant le pas, tôt ou tard, à une phase d’ajustement à la baisse, c’est-à-dire de décroissance. Plus on tarde à commencer cet ajustement à la baisse, plus les coûts de la décroissance seront élevés, en incluant la possibilité d’un effondrement de la civilisation. Les réponses technologiques ne garantissent, en aucune manière, que la dynamique en question puisse être enrayée et, de fait, elles pourraient dramatiquement aggraver ses effets, mais elles pourraient aussi les amortir en favorisant l’adaptation et la flexibilité grâce à des principes de précaution, de conservation, et de contrôle pour éviter la démesure.


[1Nous utilisons le terme de soutenabilité plutôt que celui de durabilité car il correspond à l’usage général pour la traduction du mot anglais « sustainable ». L’usage de l’adjectif durable est particulier à la France (NdT). Garcia, E. (1997) : « La sostenibilitat ecològica : Diferents accepcions i implicacions per a les ciències socials ». Arxius de Sociologia, no 1, pp. 107-121. Garcia, E. (2004) : Medio ambiente y sociedad : La civilización industrial y los límites del planeta. Madrid, Alianza Editorial.

[2Meadows, D.H. ; Meadows, D.L. ; Randers, J. et W.W. Behrens (1972) : Los límites del crecimiento : Informe al Club de Roma sobre el predicamento de la humanidad. México, Fondo de Cultura Económica. p. 40.

[3Deffeyes, K.S. (2001) : Hubbert’s Peak : The Impending World Oil Shortage. Princeton (NJ), Princeton University Press.

[4Keeling, C.D. et T.P. Whorf (2004) : Atmospheric CO2 concentrations derived from flask air samples at sites in the SIO network. In Trends : A Compendium of Data on Global Change. Oak Ridge (Tennessee), Carbon Dioxide Information Analysis Center, Oak Ridge National Laboratory, US Department of Energy.

[5Meadows, D. ; Randers, J. et D. Meadows (2004) : Limits to Growth : The 30-year Update. White River Junction (VT), Chelsea Green.

[6Hails, C., Loh, J., Goldfinger, S. (Eds). 2006. Living planet report 2006. World Wide Fund for Nature International (WWF), Zoological Society of London (ZSL), Global Footprint Network, Gland, Switzerland.

[7Georgescu-Roegen, N. (1993) : « Looking back ». European Association for Bioeconomic Studies : Entropy and Bioeconomics : First International Conference of the EABS. Proceedings. Milano, Nagard, pp. 11-21.

[8Vitousek, P.M., P.R. Ehrlich, A.H. Ehrlich et P.A. Matson. 1986. « Human appropriation of the products of photosynthesis. » BioScience, 34, n° 6, pp. 368 – 374.

[9Vitousek, P.M. ; Mooney, H.A. ; Lubchenco, J. et J.M. Melillo (1997) : « Human domination of Earth’s ecosystems ». Science, vol. 277, no 5325, pp. 494-499. Imhoff, M.L. ; Bounoua, L. ; Ricketts, T. ; Loucks, C. ; Harriss, R. et W.T. Lawrence (2004) : « Global patterns in human consumption of net primary production ». Nature, vol. 429, June, pp. 870-873.

[10Millennium Ecosystem Assessment (2005) : Ecosystems and Human Well-being : Synthesis. Washington, Island Press.

[11Hails, C. et al (2006) : Living Planet Report 2006. Gland (Suiza), WWF International/Zoological Society of London/Global Footprint Network.

[12Kafka, P. (1993) : « Conditions of creation : The invisible hand and the global acceleration crisis ». European Association for Bioeconomic Studies : Entropy and Bioeconomics : First International Conference of the EABS. Proceedings. Milano, Nagard, pp. 344-369.

[13Diamond, J. (2005) : Collapse : How Societies Choose to Fail or Survive. London, Allen Lane.

[14Gras, A. Fragilité de la puissance : se libérer de l’emprise technologique, Paris, Fayard. 2003.

[15Price, D. (1995) : « Energy and human evolution », Population and Environment, vol. 16, no 4, pp. 301-319.

[16Duncan, R.C. (2006) : « The Olduvai theory : Energy, population, and industrial civilization ». The Social Contract, vol. 16, no 2, winter 2005-6, < http://www.hubbertpeak.com/duncan/OlduvaiTheorySocialContract.pdf >.

[17Morrison, R. (1999) : The Spirit in the Gene : Humanity’s Proud Illusion and the Laws of Nature. Ithaca (NY), Cornell University Press.

[18Ibid.

[19Odum, H.T. et E.C. Odum (2001) : A Prosperous Way Down : Principles and Policies. Boulder, University Press of Colorado.

[20Kunstler, J.H. (2005) : The Long Emergency : Surviving the Converging Catastrophes of the Twenty-first Century. New York, Atlantic Monthly Press.

[21Heinberg, R. (2004) : Powerdown : Options and Actions for a Post-Carbon World. Gabriola Island, New Society.

[22Collectif, Revue Silence, 2006.

[23Heinberg, R. (2006) : The Oil Depletion Protocol : A Plan to Avert Oil Wars, Terrorism and Economic Collapse. Gabriola Island, New Society.

[24Korten, D. (2006) : The Great Turning : From Empire to Earth Community. San Francisco, Berrett-Koehler, 2006.

[25Juan, S. (2006) : Critique de la déraison évolutionniste : Animalisation de l’homme et processus de « civilisation ». Paris, L’Harmattan.

[26Meadows, D.H. ; Meadows, D.L. ; Randers, J. et W.W. Behrens (1972) : Los límites del crecimiento : Informe al Club de Roma sobre el predicamento de la humanidad. México, Fondo de Cultura Económica. p. 113.

[27Georgescu-Roegen, N. (1982) : « La dégradation entropique et la destinée prométhéenne de la technologie humaine », Economie Appliquée, vol. XXXV, no 1-2, pp. 1-26. Georgescu-Roegen, N. (1984) : « Feasible recipes versus viable technologies », Atlantic Economic Journal, vol. XII, no 1, pp. 21-31.

[28Garcia, E. (2006) : « Del pico del petróleo a las visiones de una sociedad postfosilista ». Mientras Tanto, no 98, pp. 25-49.

[29Meadows, D.H. ; Meadows, D.L. ; Randers, J. et W.W. Behrens (1972) : Los límites del crecimiento : Informe al Club de Roma sobre el predicamento de la humanidad. México, Fondo de Cultura Económica. p. 179.

[30Ibid. p. 182.

[31Georgescu-Roegen, N. The Entropy Law and the Economic Process. Cambridge, Harvard University Press.1971. p. 19.

[32McCluney, R. (2005) : « Renewable energy limits ». McKillop, A. et S. Newman : The final energy crisis. London,

[33Hardin, G. (1968) : « The tragedy of the commons ». Science, vol. 162, 13 décembre, pp. 1243-1248.

[34Bateson, G. (1987) : Steps to an Ecology of Mind. London, Jason Aronson. p. 468.