Le travail en question

Cessons de diaboliser le travail

lundi 30 mars 2009, par Geneviève DECROP

Cessons de diaboliser le travail

Dans la mouvance alternative, le travail n’a pas bonne presse. Les principaux chefs d’accusation sont dans l’ordre : le travail est une torture comme son étymologie « tripalium » le rappelle ; il est d’ailleurs issu de la malédiction proférée par Dieu dans la Genèse ; et non content d’être le vecteur de l’exploitation de l’homme par l’homme (Marx), il est aussi le vecteur de l’exploitation à outrance de la nature. Face à ce réquisitoire, la réponse va de soi : réduire au maximum le temps consacré au travail productif (« volarem rien foutre au pays ! ») ; éloge de la paresse et de l’oisiveté (en supposant que cette oisiveté sera consacrée, à l’instar de la morale antique, aux activités élevées de l’esprit et du corps) ; mise en place d’un revenu universel inconditionnel applicable dès la naissance.

Tout cela est bel et bon, mais suscite néanmoins quelques objections et quelques réflexions.
Il y a d’abord la question triviale, mais cependant têtue, de la nécessité. Dans quelque modèle économique que ce soit, dans toute société, les humains ont besoin de produire les conditions de leur existence, de se nourrir, se loger, se vêtir, produire les outils de base etc. - toutes activités qui supposent du travail collectivement organisé (sans préjuger du type d’organisation choisi). Sur ce point, les discours en circulation restent très vagues et confus. Il y a ceux qui se réfèrent aux sociétés dites « primitives » telles que nous les décrivent certains anthropologues. Mais on se demande parfois si ces anthropologues sont vraiment lus. Un des auteurs le plus cité, Pierre Clastres, (La société contre l’Etat, Minuit,1974), écrit ainsi à propos des Tupi-Guarani : « le gros du travail, effectué par les hommes, consistait à défricher, à la hache de pierre et par le feu, la superficie nécessaire. Cette tâche accomplie à la fin de la saison des pluies mobilisait les hommes pendant un mois ou deux. Presque tout le reste du processus agricole – planter, sarcler, récolter – conformément à la division sexuelle du travail, était prise en charge par les femmes. Il en résulte dont cette conclusion joyeuse : les hommes c’est-à-dire la moitié de la population, travaillaient environ deux mois tous les quatre ans. Quant au reste du temps, ils le vouaient à des occupations éprouvées non comme peine, mais comme plaisir : chasse, pêche ; fêtes et beuveries ; à satisfaire enfin leur goût passionné pour la guerre. » (c’est moi qui souligne). Les lectrices apprécieront ! Il est inutile d’insister mais je fais remarquer que les travaux des anthropologues convergent sur le constat de la domination/exploitation des femmes par les hommes - notamment sur ce plan du travail, qui est toujours et partout une division sexuelle inégalitaire, les très rares exceptions faisant figure de curiosités. (npg : voir Françoise Héritier, Masculin/féminin, Odile Jacob, 1996 et voir également Eugène Enriquez, De la horde à l’Etat, Gallimard, 1983 )

En ce qui concerne nos latitudes, les alternatives plus ou moins utopiques font largement l’impasse sur la question de la production. Le distributisme de Jean-Paul Lambert s’étend longuement sur les usages et la satisfaction des besoins, « la prise au tas » vers quoi il convient de tendre, mais reste très vague sur la façon dont le « tas » va être alimenté, et totalement muet sur la question éminemment politique des modes d’organisation et du pouvoir (np : Jean-Paul Lambert, Ecologie et distributisme, la planète des usagers, L’Harmattan, 1998). Il se veut libertaire, sans doute pour se démarquer de la solution préconisée par Jacques Duboin (le père de la branche française du distributisme) qui consistait en un service organisé du travail, lequel n’était pas facultatif. Une telle organisation sentait trop son kolkhoze ou son STO pour être politiquement correct à nos oreilles post-soixante huitardes. Mais on ne règle pas un problème en l’escamotant. Les réflexions économiques alternatives, si on en examinait sérieusement les conséquences, ne supposent pas du tout la disparition du travail, au contraire : relocaliser la production, développer l’artisanat et l’agriculture biologique, tout cela demande un volume bien plus grand de travail humain que le modèle dominant n’en exige. Le grand projet qui a sous-tendu le développement technologique et la rationalisation du travail était – il est bon de s’en souvenir – celui de transférer à la machine le labeur humain et, à terme, de libérer ainsi à terme les hommes du travail. Il était porté par des ingénieurs utopistes, et quand il leur a fallu se rendre à l’évidence que plus la production se mécanisait, plus l’aliénation du travailleur augmentait, par « métabolisation » pour ainsi dire de l’homme avec la machine, cela a été pour beaucoup une cruelle et sincère désillusion (voir Georges Friedman, Le travail en miettes, 1956). Mais pour ce qui nous concerne aujourd’hui, la fin du pétrole – qu’en bons écologistes nous appelons de nos vœux – risque fort de voir le retour de la civilisation de la peine que la civilisation de la panne avait détrônée !

La question de fond en effet n’est pas tant celle de la quantité de travail – étant entendu que dans les pays développés, la durée du travail n’a cessé de diminuer depuis un siècle, (l’une des plus grandes bêtises de Sarkozy est de vouloir, à rebours de toutes nécessités et de tout bon sens, la rallonger !) – mais celle de sa valeur, dans tous les sens du mot. Le paradoxe, c’est que le rejet contemporain du travail vient non pas de la survalorisation du travail dans la civilisation industrielle, mais de sa profonde dévalorisation. Plus exactement du fait que le travail concret est dévalorisé alors même qu’en tant que notion générique, il occupe une place centrale dans l’espace public. Il est dévalorisé parce qu’il n’assure plus pour un nombre croissant de gens la satisfaction de leurs besoins et la sécurité du lendemain. Il est dévalorisé parce qu’il ne procure pas le lien social qu’il est censé construire ; il est dévalorisé parce que l’acte de produire pour l’immense majorité des travailleurs s’est dissous dans un processus aveugle. En lieu et place d’un métier, les gens ont un emploi dont le seul enjeu est de le conserver (ou de l’obtenir).

Le travail a une dimension anthropologique qu’il serait vain de nier. Qu’il ait acquis une dimension importante dans l’occident moderne n’est pas uniquement synonyme d’aliénation. Et il faudrait au contraire se demander de quelles aliénations se payait l’otium antique, dont on fait l’apologie aujourd’hui : aliénation des masses esclaves sans lesquelles le système n’aurait pas tenu une journée, mais aussi aliénation des maîtres. Croit-on vraiment que quand des êtres humains rament dans la soute, ceux qui se prélassent sur le pont sont des êtres complets, libres et épanouis ? Il suffit de penser, plus près de nous, à ces aristocrates rentiers décrits par Tolstoï dans Anna Karénine, ou à l’Emma Bovary de Flaubert, pour entrevoir que cette oisiveté ne produisait en rien l’œuvre du siècle, mais le catalogue de névroses qui a défilé dans le cabinet de Sigmund Freud (et lui, qui ne chômait pas, en a fait l’œuvre du siècle !). Le travail, en tant qu’activité organisée dans la durée, liée à la sphère de la nécessité, se colletant avec la matière, mettant en jeu le corps et l’esprit, est une des marques distinctives de l’humain dans la création. Il est nécessité et liberté à la fois, l’une et l’autre en proportion variable et en équilibre instable. Comme tout ce qui est fondamentalement humain, il est aussi source de perversions et de dérives désastreuses. Il est création, mais il est aussi destruction. Il est ce par quoi l’homme s’aménage une demeure vivable pour lui dans le monde, mais il est aussi ce par quoi il peut faire de ce monde un désert. Cependant on peut se demander s’il ne faut pas faire un lien entre la monstrueuse prédation en cours et le fait que le travail est de moins en moins ce corps à corps avec la matière, qu’il est de plus en plus « hors sol », abstrait ? Nous ne souffrons pas de travailler, nous souffrons d’une perte de substance du travail.

Entre toutes les utopies qui ont fleuri au tournant des XIXe/XXe siècles dans les milieux progressistes et socialistes où l’on s’efforçait de trouver une alternative au capitalisme libéral et productiviste, il en est une où l’on trouve posée la question du travail de la manière la plus profonde. Il s’agit de la « cité harmonieuse » de Charles Péguy (Charles Péguy, Marcel, premier dialogue de la Cité Harmonieuse, in œuvres en prose, La Pléiade 1959). Péguy, fils d’une menuisier et d’une rempailleuse de chaise, et qui faisait tout aux Cahiers de la Quinzaine (rédaction et fabrication), donne une place de choix à l’acte de production et à la notion de métier dans son utopie. Non pas pour proposer on ne sait quel ruche de petits travailleurs infatigables, mais parce que l’acte de produire « la vie corporelle de la cité » (condition de sa perpétuation dans le temps) selon son expression, est la chose la plus fondamentale (au sens propre) qui doit requérir toute notre attention. Et à partir de là tout se tient : la vie corporelle de la cité n’est assurée que par les produits naturels cueillis et par les « produits des travaux non malsains ». Toute la nature peut être exploitée – la cité harmonieuse n’est pas une économie de cueillette, elle a une agriculture, des mines, des carrières, de l’exploitation fluviale et maritime etc. - mais avec deux conditions, qui sont déterminantes : il n’y aucune appropriation privative possible de la terre et des ressources de la nature– « ni par un parti de citoyens ou par un citoyen, ni par un peuple ou par un individu », et les travaux nécessaires à l’obtention des produits ne doivent pas être « malsains ».

La vie économique de la cité est harmonieuse, parce qu’elle est mesurée à une seule aune : l’harmonie des activités de production, dans leur double dimension physiologique et spirituelle. Les travaux ne peuvent être dangereux pour la santé, ni déformants pour le corps. Surtout, les travailleurs, humains et animaux, ne peuvent être confondus avec des choses : ni machines, ni serviteurs de machines. Ils ne peuvent être exploités et forcés jusqu’à être défigurés. Il n’y a pas d’un côté le travailleur et de l’autre sa force de travail, comme si elle était indépendante de lui et que, confondue dans la puissance collective des forces de travail organisés, elle puisse se retourner contre lui. La divergence est radicale avec la pensée marxiste. Marx avait bien mis en lumière le processus d’extraction de la force de travail, aliénée de son possesseur humain, mais il en avait tiré la conclusion que ce ne sera que collectivement, en tant que classe, que les prolétaires récupéreront leur bien et leur puissance. L’individu n’a alors pas d’autre choix qu’une appartenance identitaire sans faille avec sa classe sociale. Le travailleur, selon Péguy, demeure un citoyen et une personne même quand il est occupé aux tâches besogneuses de l’intendance. Voilà un impératif qui a des conséquences drastiques sur la nature et le volume de la production. Il est sous-tendu par une intuition forte : si le travail ne nuit pas à l’homme, ni à son corps ni à son âme, il ne pourra nuire à la nature, car la nature physiologique de l’homme, étant partie intégrante de la nature terrestre, ne peut se retourner contre elle-même.

Un tel impératif subordonne la consommation à la production, en qualité et en quantité : « Les travaux qui sont indispensables à la vie corporelle de la cité ne sont pas malsains, et (..) pour les travaux qui ne sont pas indispensables à la vie corporelle de la cité il ne convient pas de préférer les commodités ou les caprices des consommateurs à la santé de ceux qui travaillent ». Il ne s’agit pas seulement, ni pas même en totalité de ce que nous rangerions dans la catégorie du luxe, mais de questionner à tous moments nos « usages », à la lueur de ce qui est nécessaire pour les produire ; ça vaut aussi bien pour les allumettes dont « il ne convient pas de préférer l’inflammabilité (…) à la santé des allumettiers ».
De ces conditions limitatives, il en est une sur laquelle nous tomberons vite d’accord : le temps de travail ne doit pas épuiser l’âme et le corps du travailleur, et même il doit être le plus restreint possible, car assurer la vie biologique de la cité n’est pas une fin … Mais par contre, nul ne peut s’y soustraire.

Plus d’un siècle après sa publication (1898), il faut certes se garder de prendre le dialogue sur la cité harmonieuse au pied de la lettre, mais il garde toute sa valeur en ce qu’il montre tout le profit qu’on peut tirer d’une réflexion sur le travail, à partir du moment où l’on cesse et de l’encenser et de le diaboliser.