Les mésaventures du Care dans le débat politique français

jeudi 20 mai 2010, par Geneviève DECROP

Martine Aubry vient, en appelant à une société du care, de prendre une initiative très audacieuse, qui risque malheureusement de tourner court, si on laisse le dernier mot à la condamnation sans nuances dont elle a été immédiatement l’objet par deux personnalités politiques de premier plan, à droite et à gauche. Nathalie Kosciusko-Morizet, le 14 mai et Manuel Valls le lendemain, ont fusillé la notion dans les colonnes du Monde, en des termes d’ailleurs étrangement semblables, malgré leurs positions théoriquement opposées sur l’échiquier politique : le care, en substance, serait une philosophie dorlotante pour malades et perdants, et régressive pour la société. Mme Kosciusko rajoute cet argument définitif que le care, pensée issue du féminisme américain, aurait en réalité pour effet d’enfermer les femmes dans les tâches subalternes du soin et de l’assistance ; et de conclure que Martine Aubry « se trompe, tant du point de vue humain que politique », car « ce que nous devons faire, c’est garantir à tous l’égalité des chances etc... ». Et si au contraire, la première secrétaire du PS ouvrait une piste politique fructueuse, si l’éthique du care était bien plus adaptée aux réalités et aux enjeux du temps que l’ « égalité des chances », dont on nous rabat les oreilles depuis une bonne décennie et dont on doit constater qu’elle n’est qu’une incantation qui n’a fait qu’accompagner l’élargissement des failles sociales et le creusement des inégalités ?

La traduction proposée dans les articles en question rabat le care sur la notion de soin thérapeutique et ce faisant caricature grossièrement cette pensée. Il est vrai que le care, notion polysémique, est impossible à rendre en français en un seul mot. Mais l’équivalent anglais de l’interprétation proposée par M. Valls et Mme Kosciusko-Morizet ne serait pas « care », mais « cure ». Or le care, en tant que pensée et pratique se démarque délibérément d’une théorie du soin curatif, voire palliatif ! Il n’est pas une doctrine de la roue de secours, visant à réparer les dégâts d’un monde impitoyable, il propose un autre rapport au monde, c’est-à-dire un autre point de vue sur le monde et sur la vie : une invitation à considérer les individus, les relations entre eux et leurs interactions avec l’environnement dans une perspective qui tranche de façon décisive avec celle qui a dominé toute la modernité industrielle. Celle-ci est une logique de la compétition et de la lutte qui repose en dernière instance sur la force et aboutit à l’individualisme forcené dont tout le monde s’accorde à déplorer les ravages.

Le care invite à se placer dans une toute autre perspective qu’on peut résumer par le triangle : attention, vulnérabilité et interdépendance. To take care, c’est prendre soin, mais c’est d’abord faire attention et se soucier, c’est-à-dire prendre au sérieux ce qui compte vraiment pour soi et pour les autres. Le care est une invitation au souci de soi, de l’autre et du monde, fondée sur la reconnaissance de l’interdépendance profonde qui relie les humains entre eux et les lie à la nature. Il repose sur une vérité anthropologique au moins aussi solide que celle qui fonde le monde de la compétition et du « struggle for life », à savoir que tout être qui vient au monde est un être vulnérable qui ne survivrait pas sans que d’autres prennent soin de lui. Il va plus loin et affirme que la vulnérabilité, jusque et y compris dans la plénitude de la maturité, fait partie de notre condition humaine - de la condition de la vie sur terre d’une manière générale. On parle ici de vulnérabilité, et non pas de pathologie. Il ne s’agit pas, avec le care, de prétendre que les individus sont malades, mais qu’ils ont des fragilités et des besoins que nos systèmes sociaux et économiques bafouent allègrement (que l’on songe seulement aux suicides en entreprise). L’autonomie de l’individu moderne comporte une part de fiction, qui ne tient que grâce à de puissants dispositifs d’étayage, que le care invite à reconnaître pour en tirer les conséquences en termes de justice et de répartition des ressources entre les personnes et entre les générations. Mais la philosophie proposée par Carol Gilligan, Joan Tronto et bien d’autres va plus loin : elle réordonne le paysage humain en mettant au premier plan non plus la notion d’individu, mais celle de relation. Un tel déplacement a pour effet, d’une part de soulager un peu le fardeau pesant sur les épaules de l’individu moderne et d’autre part de mettre en lumière le tissu dense des relations de tous ordres qui font tenir notre monde debout, tant entre les humains qu’avec les non-humains et les systèmes naturels - en particulier celles qui sont de l’ordre du don et de l‘échange gratuit, niées ou minorées par la comptabilité du PIB. Le care est une invitation à voir le monde comme un vaste éco-socio-système dont nul ne peut s’abstraire, sauf à construire les couteuses fictions modernes et post-modernes d’individus performants, « hors-sol », s’affranchissant des contraintes de l’espace et du temps, grâce à appareillage technique de plus en plus sophistiqué, mais au prix d’un pillage et d’une destruction des ressources naturelles qu’aucune « politique verte » ne parvient à enrayer. On conviendra que, loin d’être une vision des choses rétrograde, une telle conception est singulièrement en phase avec la conscience écologique actuelle, avec les débats et enjeux autour de la production de nouveaux indicateurs de richesse.

Le care, comme pratique et comme éthique, renvoie au soin, à la sollicitude, mais sa pierre angulaire est l’attention, une notion chère à Simone Weil dont l’oeuvre, en certains de ces thèmes principaux, résonne singulièrement avec cette pensée d’outre-atlantique. Elle s’est en particulier attachée à traquer dans l’histoire humaine l’exaltation de la force, dominant quasiment sans partage le monde des hommes, en profonde contradiction, selon elle, avec le principe régissant l’univers, le cosmos, la vie, qui est tout au contraire un principe de limitation de la force : un principe d’équilibre, de proportion, d’harmonie. Relire aujourd’hui l’Enracinement, texte écrit à Londres par Simone Weil, juste avant sa mort, dans le but de donner une perspective à un avenir collectif débarrassé des effroyables maux de la première moitié du XXe siècle serait très fructueux. Bien qu’il s’agisse d’une femme philosophe, on ne pourra au moins disqualifier cette pensée sous prétexte d’une origine féministe sulfureuse ! C’est beaucoup de cela en effet dont il s’agit dans le rejet français de la pensée du care, accusée d’émaner d’un féminisme américain des plus suspects (différentialiste). La disqualification est consternante parce qu’elle nous empêche de percevoir la promesse d’une telle pensée dont le propos n’est pas de mettre sur le marché une nouvelle idéologie féministe. Il est de soutenir hardiment une vision du monde et de la vie, issue (certes) de l’expérience particulière des humains qui au long de siècles et des millénaires ont accueilli la vie et veillé sur elle. Il se trouve que ces humains ont été et sont encore dans leur écrasante majorité des femmes, pour de multiples raisons qui tiennent à la culture, à la distribution historique des rôles sociaux et pour une part aussi à la biologie. Cette expérience anthropologique a autant de valeur que celle de la guerre et la violence. A celui qui dira le contraire, en soutenant par exemple que toute fondation humaine procède de la violence fratricide, on objectera qu’avant que Caïn et Abel ne soient en état de rivaliser jusqu’à la mort, avant que Romulus ne tue Remus, avant qu’Œdipe n’assassine son père, il fallait une mère, une louve et un vieux berger pour les accueillir, les recueillir et les faire grandir. Martine Aubry a raison : nous avons besoin aujourd’hui de politiques de l’attention et du ménagement. Il y a sur cette base un projet politique à construire avec ses alliés d’Europe-Ecologie, car il est devenu définitivement impossible de disjoindre le social, l’écologique et l’économique.

Geneviève Decrop, le 19 mai 2010