Programmer l’espérance

dimanche 8 janvier 2012, par Bernard GUIBERT

Hommage à Claude Gruson

Programmer l’espérance [1] est le titre d’un des livres de Claude Gruson, un des pères de la comptabilité nationale et de la planification à la française [2].

Le lecteur sera sans doute étonné que je mette la planification de la décroissance sous l’égide de ces « technocrates éclairés » qui ont été les admirables artisans des Trente glorieuses, cette période de l’histoire de notre pays où la croissance a été la plus rapide, la plus régulière et la plus productiviste [3].

C’est que les deux conjonctures, la nôtre en 2006 et celle de Claude Gruson en 1946, sont à la fois extrêmement semblables et diamétralement opposées.

Elles sont extrêmement semblables. Dans les deux cas, en effet, le contexte est dramatique : il s’agit de faire des choix courageux, dont l’enjeu est chaque fois existentiel. La France, après la défaite de 1940, l’occupation, les destructions de la guerre, va-t-elle pouvoir renaître de ses cendres ? Aujourd’hui, il ne s’agit pas seulement de la France, mais de l’humanité tout entière. Va-t-elle vouloir arrêter la course à l’abîme de la destruction de la planète ? Va-t-elle vouloir échapper aux dilemmes entre Tchernobyl et le « peak oil » [4] , entre les tsunamis et les 11 Septembre ?

Dans les deux cas, il s’agit d’une question de vie ou de mort. Pourtant, les conjonctures sont diamétralement opposées. Il y a 60 ans, il s’agissait de reconstruire le moteur de l’économie et de le faire tourner à plein régime pour distribuer des revenus directs et indirects, bâtir une protection sociale digne de ce nom, créer les grands équipements publics de transport, les logements et, grâce à des missions de productivité aux États-Unis et aux crédits du plan Marshall, « doper » la consommation grâce à une politique économique keynésienne de stimulation de la croissance.

La croissance était la solution. Aujourd’hui, elle est devenue le problème.

En effet, au milieu de cette période de 60 ans qui nous sépare de la Libération, a eu lieu une crise économique profonde – une crise structurelle – dont nous ne sommes pas encore sortis et qui scelle la fin des Trente glorieuses, c’est-à-dire la fin du « régime d’accumulation intensive relativement équilibrée ». La régulation de ce régime peut être symbolisée par les trois noms de Ford (partage des gains de productivité en contrepartie de la renonciation des syndicats au contrôle des conditions de travail), de Beveridge (État-providence) et de Keynes (stimulation et régularisation macro-économiques de la croissance grâce aux deux leviers de la politique de change et de la politique budgétaire).

La catastrophe politique du consensus de Washington de 1979
Pour résoudre la crise de 1929, les gouvernements nationaux de l’époque avaient, à tâtons, empiriquement, inventé sans le savoir le keynésianisme avant l’heure et l’avaient consolidé après la Seconde Guerre mondiale. La nouvelle crise structurelle du capitalisme du milieu des années soixante-dix a été l’occasion d’une énorme régression politique et intellectuelle, catastrophique pour l’humanité, et plus particulièrement pour les pays du Sud : la « mondialisation », symbolisée par le consensus de Washington de 1979, a enterré le keynésianisme pour faire triompher à sa place l’ultralibéralisme. Toutes les institutions qui avaient été créées pour être au service du keynésianisme, le FMI, la banque mondiale, l’OCDE, etc., se sont mises à tourner à l’envers pour imposer à la planète, via les fameux « ajustements structurels », la flexibilisation à outrance du marché du travail.

Cette brutale expansion du capitalisme financier à l’échelle mondiale a en particulier provoqué la privatisation de la plupart des biens publics, et notamment des biens publics environnementaux.

Ainsi, la crise structurelle a coïncidé dans le temps, sans qu’on puisse avec certitude mettre en évidence une relation de causalité directe, avec une crise environnementale aux premières manifestations spectaculaires : irradiations consécutives aux expériences nucléaires américaines, naufrages de pétroliers géants, pollutions chimiques de grande ampleur (Seveso, Bhopal), pluies acides et mort des forêts en Europe du Nord, désertification de la mer Baltique et de la mer d’Aral, Tchernobyl, etc. Bref, l’humanité a été forcée de prendre progressivement conscience que, désormais, la planète est en danger, au moment même où se disloque l’équation entre la croissance du PIB et l’augmentation du bien-être social, équation qui était au cœur de la régulation fordiste.

Un même remède aux dégâts environnementaux et sociaux : réhabiliter la planification et l’intervention publique
Nous avons même désormais, vingt ans après, la preuve statistique que le bien-être social décroissait alors que le PIB continuait à croître, croissance dissimulant le fossé grandissant des inégalités entre le Nord et le Sud et, dans les pays du Nord, entre les riches et les pauvres, entre les hommes et les femmes.

Ce qu’il y a de commun donc entre l’idéologie de la planification à la française, qui a permis la reconstruction il y a 60 ans, et « l’impératif catégorique » de la décroissance, c’est que le libéralisme économique, le « laissez-faire, laissez-passer », n’est pas la solution. Il n’était pas la solution pour reconstruire, il est devenu un obstacle à la mise en œuvre nécessaire et urgente de la décroissance.

Naïvement, l’on pourrait dire qu’il suffit de faire tourner la « planification à la française » à l’envers, que l’outil bâti pour la croissance peut aussi bien, « en marche arrière », servir « l’ardente obligation » de la planification de la décroissance.

L’incomplétude structurelle de l’économie de marché
Dans les deux cas – nécessité de reconstruire un pays en ruines en 1946, planifier la décroissance de manière démocratique en 2006 – le marché livré à ses seules forces est impuissant. C’est ce que les thuriféraires du libéralisme appellent pudiquement les « failles » (failures) du marché. Selon les conceptions de Karl Polanyi [5], le marché est incapable de produire à lui seul les trois pseudo-marchandises sans lesquelles il ne peut pas se perpétuer. Ces trois pseudo-marchandises sont des « titres au porteur » très particuliers : le salarié « porteur » de sa force de travail, l’actionnaire « porteur » de titres générant intérêts et le propriétaire foncier « porteur » de titres de rente foncière. Il ne s’agit donc pas de trois « fêlures » dans l’économie de marché, mais de trois « béances », de trois gouffres. Ce que le marché ne peut pas produire grâce à sa « main invisible », il faut que la « main visible » de l’intervention directe de l’État ou de la planification le produise à sa place. L’information véhiculée par les prix est nécessaire, mais pas suffisante pour corriger les défaillances congénitales du marché.

Il faut donc des informations complémentaires à celles qui sont délivrées automatiquement par les marchés, les prix, les transactions, les achats et les ventes, la valeur ajoutée des entreprises agrégée en PIB à l’échelle nationale. Et il faut utiliser des évaluations pour faire des choix délibérés et non pas s’en remettre aux automatismes du marché. C’est pourquoi les grands commis de l’État qui avaient à reconstruire l’économie française après la Seconde Guerre mondiale se sont inspirés des concepts keynésiens pour créer une nouvelle comptabilité – la comptabilité nationale – assise sur les comptabilités économiques des entreprises et sur les plus rudimentaires budgets des ménages, pour pouvoir agir sur l’économie [6].

« Planifier » la reproduction de la force de travail, comme on dit très justement dans la terminologie marxiste, cela consiste essentiellement à créer les institutions matérialisant le « salaire indirect » : les retraites, les garanties de ressources, l’assurance-maladie, l’assurance-chômage en 1968, les allocations familiales, etc. C’est aussi mettre en place un code du travail qui modère les inégalités entre les parties contractantes du contrat de travail, les employeurs et les employés.

« Planifier » l’utilisation de la terre, c’est mettre en place une politique d’équipements et d’infrastructures grâce au financement de la Caisse des dépôts et consignations, notamment la construction massive d’habitations bon marché (et plus particulièrement des HLM), mais c’est surtout « planifier » le remembrement agricole, la modernisation de l’agriculture et en définitive l’exode rural permettant, moyennant également une immigration massive des anciennes colonies, et selon un mécanisme qu’Alfred Sauvy a pu comparer à celui des vases communicants, la « mutation industrielle de la France ». C’est également « planifier » l’aménagement du territoire.

Au passage, on voit que la « terre » – l’agriculture – n’est qu’une métonymie pour désigner l’ensemble des relations que l’homme entretient avec le milieu naturel, relations qui sont les conditions « vitales », sine qua non, de sa reproduction en tant qu’être animal immergé dans la nature. Ainsi, rétrospectivement, la politique foncière et la politique d’aménagement du territoire apparaissent comme les premières « politiques de l’environnement » – des politiques « négatives » de l’environnement, puisqu’elles aboutissent de plus en plus à sa destruction, comme on s’en aperçoit aujourd’hui avec les méfaits de l’agriculture productiviste.

La troisième politique publique, centrale dans cette planification à la française, est celle de l’argent, c’est-à-dire, à notre époque où la création monétaire est essentiellement de nature privée, celle de la monnaie de crédit créée par les banques commerciales privées (et non par la Banque centrale, contrairement à ce qu’un vain peuple pense). La planification capitaliste s’effectue en effet par l’intermédiaire des banques d’affaires dont les ressources principales proviennent du multiplicateur de crédit à partir des dépôts reçus par les banques commerciales ordinaires. L’essentiel de la création monétaire se réalise par le crédit à la consommation des ménages. Il ne faut pas oublier en effet que ce sont les deux groupes financiers qui polarisent le capitalisme français, Suez et Paribas, qui « inventent » le crédit à la consommation de masse sans lequel il n’y aurait jamais eu la croissance de la production qu’on a pu observer pendant les Trente glorieuses.

La nécessité d’une planification délibérative et décentralisée de la décroissance
Soixante ans après, placés devant des choix encore plus existentiels que ceux de la Libération – être ou ne plus être, pour l’humanité tout entière –, nous devons nous inspirer de l’expérience, somme toute réussie, de la planification à la française pour imaginer une planification d’un type nouveau qui soit appropriée aux défis de l’heure : planifier la décroissance pour sauver la planète et donc l’humanité. Comme à horizon de vie humaine nous resterons dans l’économie de marché, il s’agit de se focaliser sur les trois procès de production dont on vient de rappeler les caractéristiques pendant les Trente glorieuses pour se demander quel nouveau cachet leur imprimer afin de servir nos nouveaux intérêts stratégiques, ceux de l’humanité, ceux de la décroissance.

Il faut d’abord construire l’information, les indicateurs centraux pour planifier cette décroissance, de manière à ce qu’elle soit synonyme de croissance du bien-être écologique et social, et donc des revenus monétaires individuels en particulier.

Pour la période de croissance, cette information centrale était le PIB (la somme des valeurs ajoutées des entreprises) – plutôt le taux de croissance de ce PIB – expliqué par les différentes contributions des différents « facteurs de production » (les différentes productivités des différents agents, entrepreneurs, salariés), qui revendiquaient de manière relativement consensuelle le gâteau à partager pour trouver un compromis entre le capital et le travail, compromis relativement bien régulé grâce aux outils keynésiens (politique de change et politique budgétaire).

Désormais, la crise qui hante en permanence le capitalisme n’est pas tant celle de 1929 – la crise de surproduction – qu’une crise de sous-consommation doublée d’une crise écologique de plus en plus profonde.
Dès lors que le centre de gravité de la politique économique se déplace de la politique des investissements vers celle des revenus – plus précisément des inégalités de revenus et d’accès aux biens publics globaux produits par les services publics et plus particulièrement les biens publics globaux de la santé et de l’éducation – le centre de gravité se déplace du salaire vers la rente, du marché du travail vers l’aménagement du territoire et la reproduction des biens publics : climat, état sanitaire de l’eau et de l’air, de la nourriture (vache folle, OGM, etc.).

Notre indicateur au XXIe siècle doit être trouvé au carrefour des contraintes environnementales d’abord, mais également à celui des contraintes sociales et économiques. Bref, cela doit être, dans la langue de bois technocratique, un indicateur de « développement durable [7] », puisque celui-ci comprend trois piliers : environnemental, social et économique. Mais cet indicateur doit être synthétique, comme le PIB, pour pouvoir guider les délibérations publiques contradictoires, les décisions et les actions, tout en ayant des vertus pédagogiques de robustesse et de transparence.

Une batterie d’indicateurs de la décroissance
D’entrée de jeu, le hic est que cet indicateur ne peut pas être unique. En effet, le ciseau est désormais statistiquement bien établi entre le PIB et le bien-être social : depuis le milieu des années quatre-vingts, la courbe du PIB continue à monter alors que celle du bien-être social descend. Pour inverser ce ciseau de manière à promouvoir une décroissance du PIB qui induise une croissance du bien-être social, il faut avoir non seulement des indicateurs de décroissance, mais également alternativement des indicateurs de croissance du bien-être social et des indicateurs sur les causalités qui relient ces deux types de phénomènes.

Même si les statisticiens publics cessaient de faire la politique de l’autruche – surtout en France – et regardaient la vérité en face, ils seraient au pied du mur d’un énorme chantier à la fois du point de vue des méthodes de mesure et d’agrégation, et encore plus de collecte et d’élaboration des données empiriques de base.

Une des difficultés, qui n’est pas la moindre, est d’adopter un point de vue normatif, celui de la planification de la décroissance, qui est loin de faire l’unanimité dans la communauté des fonctionnaires de l’administration économique de l’État, et qui prend évidemment à rebrousse-poil l’idéologie de la neutralité des services publics et en particulier de ceux de la statistique publique.

La nécessité d’indicateurs synthétiques
La preuve en est qu’ils ne résistent pas à la tentation de la fuite en avant : plutôt que d’opérer des choix toujours arbitraires, et donc toujours controversables, les statisticiens publics préfèrent multiplier les indicateurs partiels de développement durable, quitte à laisser le citoyen complètement désemparé pour éclairer d’éventuels choix, ou de pondérer ces indicateurs partiels pour aboutir à des agrégats pertinents, compréhensibles et maîtrisables.

Néanmoins, puisqu’il y a au moins deux objectifs distincts, décroissance d’un côté, croissance de l’autre, il faut au moins deux indicateurs. Comme la croissance du bien-être social se décline elle-même de deux manières (au moins) distinctes, la réduction de la fracture sociale d’un côté, l’augmentation du bien-être environnemental de l’autre, il y aura (au moins) deux indicateurs synthétiques de décroissance.

Lorsqu’on fait l’inventaire des différents indicateurs de développement durable disponibles sur le marché, comme, par exemple, le proposent Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice [8], on s’aperçoit que du côté de l’environnement l’offre est assez réduite. En gros, il y a, d’un côté, les indicateurs du style PIB vert et, de l’autre, « l’empreinte écologique » [9]. Même si cette dernière a des limites (non prise en compte des ressources non renouvelables, non prise en compte de l’eau, conventions très discutables et assez grossières), l’empreinte écologique a l’énorme avantage d’être très synthétique, additive et décentralisée. Mais il faut compléter cet indicateur par un indicateur pour l’eau et par un indicateur d’utilisation des ressources non renouvelables (deux indicateurs qui multiplient les indicateurs partiels et brouillent la belle simplicité initiale).

Vers un seul indicateur environnemental, c’est-à-dire un indicateur d’utilisation de la pseudo-marchandise Terre ?
Comme les systèmes économiques de base sont, pour les trois quarts de l’humanité, à base d’agriculture et d’élevage, les empreintes écologiques des différents modes de faire-valoir sur les différents terrains résument assez bien ce que les différents « modes de production » – comme on dit en langage marxiste – prennent à la nature et lui restituent. Bien sûr, l’empreinte écologique des villes ne peut résulter que d’un calcul extrêmement conventionnel et grossier.

Mais cet indicateur a la dimension d’une surface. On peut donc calculer des « densités » d’empreinte écologique. On dispose ainsi d’un étalon « naturel » des différents modes de faire valoir la nature.

En outre, de même que la valeur ajoutée est additive par rapport aux activités des entreprises, l’empreinte écologique est additive par rapport aux surfaces de faire valoir. Cette propriété de divisibilité et d’additivité permet d’envisager une énorme démocratisation à la fois de la comptabilité environnementale (calcul de l’empreinte écologique) et de la délibération.

Alors que les hiéroglyphes de la comptabilité nationale ne pouvaient être maîtrisés et apprivoisés que par les experts de la haute technocratie se réunissant de manière confidentielle entre gens du même monde dans les salles de réunion du Commissariat général du plan à Paris, les « calculateurs militants aux pieds nus » de l’empreinte écologique [10] pourront s’inspirer de la philosophie des logiciels libres pour délibérer dans un langage « démotique », celui des débats publics et contradictoires d’une planification démocratique, délibérative, participative et décentralisée, accessible à tout un chacun, et conforme à l’éthique de la discussion chère au patriotisme constitutionnel de Jürgen Habermas.

C’est pourquoi la nouvelle planification bottom up dont nous avons besoin est diamétralement opposée à la planification centralisée top down des Trente glorieuses.

Les indicateurs sociaux, c’est-à-dire les indicateurs d’utilisation de la pseudo-marchandise force de travail, ont une longueur d’avance sur les indicateurs environnementaux.

Faute de concurrence, mais surtout pour ses qualités démocratiques, l’empreinte écologique s’impose assez naturellement pour le pilier environnemental de la décroissance.

Paradoxalement, la situation est moins confortable pour le pilier social. C’est normal dans la mesure où notre société est beaucoup plus traumatisée et obsédée par l’angoisse à court terme de la précarité et du chômage que par celle, à plus long terme, du legs d’une planète dévastée à nos petits-enfants. Les statisticiens publics et les chercheurs progressistes ont donc multiplié statistiques et indicateurs susceptibles d’évaluer quantitativement les différentes composantes du bien-être social.

Mais l’abondance d’information tue l’information. Dans la mesure où le sentiment d’injustice est sans doute un des facteurs les plus puissants de la désespérance sociale, je suggérerai de privilégier exclusivement un indicateur d’inégalités, par exemple le BIP 40 [11].

Faut-il garder pour le troisième pilier – le pilier économique – le PIB en l’état ?

Ce serait renoncer aux apports des critiques récentes de cet indicateur [12]. Et comme le slogan de la décroissance qui résume le mieux ces critiques est « créer des liens plutôt que des biens », je propose de compléter le PIB par un indicateur de capital social au sens de Putnam [13].

Enfin, ce n’est pas tellement le PIB en totalité qu’il s’agit de faire décroître, que les productions qui sont les principales contributions à la croissance de l’empreinte écologique. Autrement dit, cela revient à faire du PIB une variable dérivée (une variable d’ajustement, une variable endogène du modèle implicite à la planification de la décroissance de l’empreinte écologique) de la planification des trois autres indicateurs (exogènes) :
• « empreinte écologique » (plus des indicateurs pour l’eau et pour l’utilisation des ressources renouvelables) ;
• « BIP 40 » : indicateur d’inégalités sociales ;
• « capital social » (« du lien plutôt que du bien »).

Planification de la pseudo-marchandise argent et mise en œuvre de la décroissance
De même qu’on a appliqué la grille de Polanyi à la « planification à la française » de style colbertiste, on peut l’appliquer à la planification délibérative décentralisée de la décroissance dont on vient d’indiquer les grandes lignes, de style « démocratie participative » ou encore de style « logiciels libres ». Si nous récapitulons, nous avons indiqué comment planifier la reproduction de la pseudo-marchandise terre (l’empreinte écologique), comment planifier la reproduction de la pseudo-marchandises « force de travail » (BIP 40, capital social de Putnam). Il serait criminel dans ces conditions de faire l’impasse sur la troisième pseudo-marchandise, l’argent.

Faire décroître l’empreinte écologique et faire croître les liens au détriment des biens, cela peut se traduire, d’une part, par le slogan de la « relocalisation de l’économie », par la promotion de l’économie sociale et solidaire (tiers secteur, secteur informel, etc.), d’autre part, par la restauration de la production « déprivatisée » (éventuellement publique, mais aussi par SCIC, SCOOP, etc.) des biens publics locaux (eau, santé, éducation, services de proximité aux enfants et aux personnes âgées), et enfin, dans l’économie de marché, par le raccourcissement des « détours de production », dont le coût est condamné à plus ou moins longue échéance à devenir prohibitif du fait du renchérissement inéluctable et colossal du prix de l’énergie [14], donc du transport.

La planification de la création monétaire proposée fait le pendant à l’invention par Paribas et Suez du crédit à la consommation des Trente glorieuses. Il s’agit en effet de « déprivatiser » la création de monnaie de crédit en généralisant au niveau des « pays » et des « agglomérations », au sens de la loi Voynet de juin 1999, l’émission de quasi-monnaies locales, quasi-monnaies et non monnaies, parce qu’elles sont non convertibles en euros, non thésaurisables et à validité territoriale limitée, sur le modèle des titres-restaurant, des bourses d’échange de savoir, des SELS et des SOL. Il faut que cette quasi-monnaie de crédit ne puisse ni être thésaurisée, ni donner lieu à des rapports salariés de subordination, afin qu’elle puisse être le cheval de Troie de la « salarisation » de tous les aspects de la vie quotidienne.

Dès lors, il faudrait créer également les institutions financières ad hoc. Elles seront chargées de la création et de la gestion de cette quasi-monnaie d’un type spécial (sinon nouveau), de faire l’interface avec l’économie « en euros », de faire la police des quasi-marchés de l’économie sociale et solidaire et de les abonder en quasi-monnaie notamment avec les transferts sociaux, et d’instaurer une fiscalité de type TVA, suffisante puisque les écarts de revenus dans l’économie sociale et solidaire sont sans commune mesure avec ceux de l’économie de marché ordinaire.

Dans la mesure où ces quasi-banques pourront être gouvernées de manière démocratique au niveau local, elles ne seront pas seulement les instruments passifs qui donneront les instruments quasi monétaires de la relocalisation de l’économie, et donc de la décroissance. Habilitées à calculer les trois types d’indicateurs proposés plus haut elles auront pour mission d’organiser les débats publics et contradictoires de la planification participative décentralisée dans le cadre, par exemple, des « Conseils de développement » des pays et des agglomérations. En particulier, ces débats devront déboucher sur la détermination politique des prix des biens publics, qu’en leur absence les marchés sont consubstantiellement incapables de déterminer. D’autre part, ces délibérations devront orienter les investissements – fatalement en euros – nécessaires au développement de l’économie sociale et solidaire et donc de l’interface avec les deux autres secteurs de l’économie, l’économie de marché d’une part et le secteur public (services publics à compétences nationale, régionales ou locales).

Conclusion
Dans la période dramatique que nous traversons, sa mise en regard avec le défi qu’ont su relever les pionniers de la planification à la française (Claude Gruson, François Bloch, Lainé, etc.) permet de vaincre la tentation de désespoir. Maintenant et alors, il s’agit d’enrayer les forces « entropiques » du marché grâce à de la planification. Mais alors, il s’agissait de stimuler un capitalisme national, surtout industriel, voire familial. Entre-temps, ce capitalisme s’est mondialisé, s’est affranchi de toute régulation nationale keynésienne. Ce serait donc un contresens de prétendre revenir à des méthodes keynésiennes de planification désormais obsolètes et abstraites. Du moins au niveau national.

Car au niveau européen elles seraient tout à fait opérantes et bienvenues pour guérir le chômage. Au niveau européen, « programmer l’espérance » de la décroissance de l’empreinte écologique et de la croissance du bien-être social est simple à imaginer sur le papier. Il suffirait d’opérer une homothétie sur la « planification à française » des Trente glorieuses, pour la rendre opérationnelle et efficace à l’échelle européenne, alors que les socialistes ont appris à leurs dépens en 1981 qu’elle ne l’était plus à l’échelle nationale.

Mais le capitalisme financier a fusionné à l’échelle mondiale ses trois composantes fondamentales :
• la production industrielle et les services ;
• la commercialisation ;
• les financements.

La nouvelle planification au service de la relocalisation de l’économie, c’est-à-dire de la « décroissance », ne peut que s’inspirer des méthodes mises au point par l’intelligence du capitalisme et se proposer à son tour de fusionner au niveau micro-social les trois composantes de l’économie sociale et solidaire.
• production et services de proximité ;
• échanges locaux de biens et de services sur un pied d’égalité ;
• éditions locales de quasi-monnaie de crédit.

De même que les grands établissements financiers et les fonds de pension « planifient » la production au service de la maximisation de la « valeur actionnariale », de même les « Conseils de développement » des pays et des agglomérations auront à planifier les prix « politiques » des biens publics locaux et environnementaux et à orienter les investissements, sous contrainte de diminution de l’empreinte écologique et d’augmentation du capital social des individus grâce à la « démocratie participative et délibérative décentralisée ».

En résumé, il s’agira de remplacer le « carré magique » de la croissance, le carré du PIB, de l’emploi, de l’inflation et de la balance commerciale, par le « triangle d’or » de la décroissance, le triangle de la décroissance de l’empreinte écologique, la décroissance des inégalités sociales et de la décroissance de la solitude et de l’angoisse (inverse du capital social).


[1Gruson, Claude, Dominique, Philippe, Programmer l’espérance, Conversations avec Philippe Dominique/Claude Gruson, Stock, Paris, 1976.

[2Gruson, Claude, Renaissance du Plan, Éditions du Seuil, Paris, 1971.

[3Fourquet, François, Les Comptes de la puissance, Histoire de la comptabilité nationale et du Plan/racontée par Claude Alphandéry, Henri Aujac, Jean Bénard, Louis Pierre Blanc… etc. ; entretiens recueillis et présentés par François Fourquet, Recherches, Encres, Paris, 1980.

[4Cochet, Yves, Pétrole apocalypse, Fayard, Paris, 2005.

[5Polanyi, Karl, La Grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps  ; traduit de l’anglais par Catherine Malamoud et Maurice Angeno ; préface de Louis Dumont (Traduction de : The Great transformation), Gallimard, Paris, 1983.

[6Vanoli, André, Une histoire de la comptabilité nationale, La Découverte, Paris, 2002. Fourquet, François, Les Comptes de la puissance, Histoire de la comptabilité nationale et du Plan/racontée par Claude Alphandéry, Henri Aujac, Jean Bénard, Louis Pierre Blanc… etc. ; entretiens recueillis et présentés par François Fourquet, Recherches, Encres, Paris, 1980.

[7Le Kama, Alain, Lagarenne, Christine, Le Lourd, Philippe, MEDD (Ministère de l’écologie du développement durable), CGP (Commissariat général au plan), Indicateurs nationaux du développement durable : lesquels retenir ?, La documentation
française, Réponses environnement, Paris, 2004. Commission, Eurostat, Measuring progress towards a more sustainable Europe. Proposed indicators for sustainable development, Office des publications officielles des communautés européennes,
Luxembourg, 2001.

[8Gadrey, Jean, Jany-Catrice, Florence, Les Nouveaux Indicateurs de richesse, La Découverte, Paris, 2005.

[9Wackernagel, M., Rees, W., 1995, University of British Columbia, Our Ecological Footprint : Reducing Human Impact on the Earth, New Society Publishers, The New Catalyst Bioregional Series, Gabriola Island BC. Wackernagel, M., Rees, W., University of British Columbia, Notre empreinte écologique,
Écosociété, Montréal, 1999. WWF France, Redefining Progress,
L’Empreinte écologique en France, In Rapport Planète Vivante 2002,
http://www.wwf.fr/pdf/planetviv02.pdf. Empreinte écologique, SARL, 2006, Site Web, Empreinte écologique SARL : mesurer le développement durable 10,
http://www.empreinte-ecologique.com.

[10Global Footprint Network, Advancing the Sciences of Sustainability, WWF, World Wild Fund for Nature, Europe 2005, The Ecological Footprint, Geneva, 2006. Global Footprint Network, Advancing the Sciences of Sustainability, 2005, National Ecological Footprint and Biocapacity Accounts, The underlying calculation
method
, www.footprintstandards.org, (Wackernagel Mathis, Monfreda Chad, Moran Dan, Wermer Paul, Goldfinger Steve, Deumling Diana, Murray Michael), May 2005. Van Niel, Jan, 2005, Angenius Institut, Méthodologie de l’empreinte écologique : aperçu, Institut Angenius, juin 2005.

[11BIP 40, Baromètre des inégalités de la pauvreté, Édition 2006,
http://www.bip40.org

[12Boutaud, Aurélien, 2006, World Wild Fund for Nature, Fracture sociale, fracture écologique : la Terre est malade… et si on changeait de thermomètre ? Dossier réalisé pour le WWF (20 pages, sur le site du WWF). Miringoff, M.-L., Miringoff M ; Opdycke, S., 1999, « The Growing Gap between Standard Economic Indicators and the Nation’s Social Health » Challenge, août 1996. Viveret, Patrick,
2003, Reconsidérer la richesse, Édition de l’Aube, La Tour d’Aigues

[13Putnam, Robert, D., 2004, Democracies in Flux : the Evolution of Social Capital in Contemporary Society (Sous la direction de), Oxford University Press.

[14Jancovici, Jean-Marc, Grandjean, Alain, Le Plein s’il vous plaît ! la solution au problème de l’énergie, Seuil, Paris, 2006. Cochet, Yves, Pétrole apocalypse, Paris, Fayard, 2005.