La tentation réactionnaire
dimanche 8 janvier 2012, par
Que leur arrive-t-il ?
Quelques-uns des meilleurs intellectuels français – Régis Debray, Alain Finkielkraut, Pierre-André Taguieff et quelques autres… ils ne forment pas encore une école, mais ils dessinent déjà un courant de pensée [1] – semblent soudain perdre les pédales. On en relève ici et là quelques échos dans les gazettes : une colère démesurée de Debray contre le festival d’Avignon, des propos stupéfiants de Finkielkraut sur la crise des banlieues, de méchants coups de griffe de Taguieff contre le politiquement correct… Les « nouveaux réacs » sont arrivés titre Le Nouvel Observateur tandis que Le Point évoque plus respectueusement « la vague iconoclaste [2] ». Effectivement, ces gaillards mettent résolument les pieds dans le plat. Au-delà des provocations ou des dérapages verbaux, ils affichent une réelle ambition intellectuelle. Héritiers des meilleures traditions de la pensée « progressiste » – faite de pertinence critique, d’ouverture culturelle et de tolérance humaniste dont leurs œuvres témoignent –, ils se font aujourd’hui les véhicules d’une remise en cause cataclysmique. Celle d’une Modernité qu’ils ont tant aimée et qu’ils accusent d’avoir tragiquement bifurqué, jusqu’à trahir l’idéal des Lumières et aliéner un peu plus le genre humain. À cet accident du Progrès, ils opposent l’issue salvatrice d’une réappropriation de l’espace national et d’une réhabilitation du sentiment patriotique. Laquelle perspective s’inscrit, selon nous, dans la tentation d’un repli réactionnaire généralisé qui menace l’époque.
Cette coloration nationaliste, récemment apparue sur la scène intellectuelle française, s’affiche d’abord comme le signe d’une angoisse : ce à quoi, comme la plupart des sapiens du siècle, ces nouveaux hussards croient et ont toujours cru – la république, la démocratie, la laïcité, le droit, le progrès, la science, le développement économique, la croissance des richesses, le contrat social, le banquet illimité de la nature, l’adoucissement des mœurs… bref, toute la panoplie ordinaire des raisons d’espérer qu’ils évoquent avec des accents de nostalgie désabusée – est en passe de s’effondrer, bloc par bloc, institution par institution, valeur par valeur. Tout se passe comme si le sol se dérobait sous leurs pieds. Alors, ils paniquent !
Un enjeu décisif
On le ferait à moins. La Modernité (ou postmodernité, selon les auteurs) qu’ils ont sous les yeux enfante un monstre. Ils le disent, souvent excellemment, dressant l’inventaire de « tout ce qui, depuis trente ans, s’est banalisé, inégalisé, ghettoïsé à mesure qu’il s’est modernisé [3] ». À ce « tout », rien n’échappe, des comportements minuscules qui tissent la quotidienneté, aux désirs illimités qui ravagent les psychés et massacrent la nature. C’est, comme l’écrit Taguieff, « la marche automatique du progrès sans les fins du Progrès [4] ». Une dérive sans horizon, un délire sans fin, la dictature de la démesure qui, selon Finkielkraut, s’incarne crûment dans « le mot d’ordre : si je veux, quand je veux, où je veux [5] ! ».
Seulement, effrayés par le gouffre gigantesque que cette observation révèle – si la Modernité est un échec, si le Progrès tourne au cauchemar, par quoi les remplacer ? –, déboussolés comme s’ils avaient atteint le pôle magnétique de la pensée, ils se précipitent tête baissée dans une sorte de recentrage national, seul susceptible, selon eux, de ramener le pays dans les bras de la Raison. C’est à cette priorité qu’ils consacrent désormais l’essentiel de leur énergie. Retour donc vers un passé (largement idéalisé) sous les traits d’une Marianne avenante, repli sous le parapluie de l’identité et de l’État-nation. Sacré tête-à-queue ! Réhabilitation d’une légende qui n’engage que ceux qui ont envie d’y croire ! On pourrait gentiment s’en moquer, mais la question que Finkielkraut, Taguieff, Debray et leurs amis posent, chacun à leur façon, est essentielle : nos démocraties doivent-elles faire marche arrière avant qu’il soit trop tard et entrer « en réaction » pour interrompre la course à l’abîme ? Entre le « conservatisme critique », cher par exemple à Jean-Claude Michéa [6], et la régression pure et simple qui installe « un désespoir total » comme « seule alternative possible à la croyance au progrès » ainsi que le craint Christopher Lasch [7], la frontière n’est pas toujours évidente.
Cette interrogation ne saurait laisser personne indifférent. Surtout pas le courant des explorateurs de la Décroissance (durable, sélective, équitable, conviviale… quelles qu’en soient les nuances et les coquetteries). Celui-ci, encore jeune et friable, se situe en effet à l’articulation de la critique de la modernité et de l’élaboration du paradigme de l’après-développement. Il se trouve donc en position instable, un pied dans le camp des contempteurs du « progrès meurtrier [8] », un autre engagé dans l’ambition de redonner sens au progrès. Malgré lui (ou, ici et là, par complicité), le petit courant des objecteurs de croissance risque de se retrouver emporté dans la dynamique du puissant mouvement de Réaction qui saisit l’époque. Rien n’est écrit. Personne n’est infaillible.
De notre point de vue, les objecteurs de croissance et autres post-développementistes doivent donc présenter une intransigeance de mammouth à tout ce qui, de près ou de loin, flirte avec l’illusion nationaliste, laquelle, pensons-nous, ouvre la porte au déferlement réactionnaire (que nous prendrons garde de ne pas confondre avec l’attachement au patrimoine des valeurs du passé). Sous peine d’assister impuissants à l’envahissement mortifère d’une pensée du repli, glissée en contrebande sous l’aile d’une critique irréfutable du Progrès, face au risque de succomber aux charmes vénéneux de l’entre-soi, de l’exclusion des autres et de l’épuration des différences, il revient aux explorateurs de la Décroissance de répondre sans ambiguïté à la question posée des racines, de l’identité et de la Nation. Culturellement, imaginaire contre imaginaire, par l’affirmation d’un horizon où l’universel n’est pas sacrifié au local. Politiquement, programme contre programme, par des propositions transitoires pour une société de décroissance qui ne se confondent pas avec la nostalgie d’un passé plus ou moins magnifié.
L’urgence écologique et sociale sollicite aujourd’hui de toutes parts les hommes de bonne volonté. Elle commande aussi à batailler fermement dans le débat d’idées pour s’opposer aux incarnations possibles d’une politique réactionnaire dont l’ampleur envahit chaque jour un peu plus la planète et dont le calfeutrage nationaliste constitue l’allié privilégié.
Le choc et le désarroi
Il n’est qu’à ouvrir les yeux pour s’apercevoir que la régression est bel et bien en marche. Des signes multiples se manifestent : les États-Unis déploient un mur de barbelés et la garde nationale sur la frontière du Mexique sous l’influence de plus en plus prégnante des propagandistes du choc des civilisations, des adeptes du Conservative Revival ou du « dessein intelligent » antidarwinien ; les évangélistes de la Christian Coalition ressemblent comme des frères aux barbus patchouns ou aux orthodoxes juifs ; en Iran, en Palestine, en Égypte, partout où ils peuvent s’exprimer au Sud, les courants religieux intégristes triomphent dans la mesure où ils apparaissent aux plus pauvres comme leur dernier recours ; la Chine déploie son bond en avant sur un patriotisme exacerbé ; assis sur ses réserves de gaz, Poutine rêve de rétablir la grande et sainte Russie ; en Europe comme au Japon, les modèles sociaux vacillent et des diables fascistoïdes guettent avec leur longue cuillère ; les « déclinologues » (Baverez, Minc, Lelouche, Rouart, Imbert…) tiennent le haut du pavé (ah ! que la France impériale était belle, quand elle jouait dans la cour des grands !), la criminalisation de la colonisation ou de l’esclavage est relativisée, on imagine traquer le gène de la délinquance chez les enfants de la maternelle, Nicolas Sarkozy prône un ordre musclé tandis que Ségolène Royal en pince pour un « ordre juste »… Assurément, le fond de l’air est vicié. Le mouvement de l’humanité, quoi qu’en disent les « ravis » de la mondialisation, pousse les catégorises sociales les plus accablées et les peuples les plus frustrés de la mirifique croissance qu’on leur promet [9], à se bunkériser sur leurs communautés, leurs frontières, leurs identités, leurs traditions qui ne sont souvent que le reflet de l’atavisme ou de l’obscurantisme.
Le désarroi est inévitable (il reste néanmoins un moindre mal quand il se porte comme un bleu à l’âme chez nos intellectuels alors que pour les moins protégés et les plus exposés – c’est-à-dire, en gros, les deux tiers des habitants de la planète –, il se traduit par un désespoir de vie quotidien). Ces vingt dernières années en effet, les sociétés mondiales ont connu des mutations économiques, sociales, technologiques et géopolitiques sans équivalent dans l’histoire. Télescopage brutal qui provoque tout à la fois une déstabilisation de la nature, des sociétés et des consciences. Quels sont les mots-clés que l’histoire retiendra de ce chambardement ? Pollution, destruction, agression, fragilisation, déséquilibres, fragmentation, précarisation, exclusion, dépression… Choc traumatisant s’il en est, qui laisse traîner derrière lui un sentiment diffus de fatalisme mou selon lequel le cours des choses de la vie échappe désormais à la logique des hommes – et d’abord au politique – et qui fait dire que notre seule certitude, c’est que demain sera pire qu’aujourd’hui ! Alors, autant retourner à hier…
De la lucidité à la dégringolade
En face, qu’entend-on ? Rien ou si peu. Le silence (ou la connivence) des clercs est impressionnant. Confrontée à un tournant aigu et inédit de l’histoire – la crise combinée du vivant et de l’humain rendant problématique l’avenir, voire la survie, de l’espèce –, la classe intellectuelle, courageusement, se tait ou se complaît dans de lénifiantes querelles « sociétales » où chacun interprète le catéchisme que ses fidèles attendent de lui. Aphasie généralisée ! Les Lumières semblent une espèce définitivement disparue… N’avaient-elles pas su, elles, « penser » le bouleversement historique au sortir du long tunnel moyenâgeux ?
Reconnaissons leur cela : Debray, Finkielkraut, Taguieff sont de ceux qui ne se « couchent » pas. Que disent-ils ? Que l’histoire donc prend un mauvais tour. Écoutons-les porter le fer dans la plaie. Leur décryptage aboutit à une stimulante déconstruction de la tyrannie du moderne. Debray : « Pour qu’un empilement de “je” fasse “nous”, il faut pouvoir regarder ensemble, à certains moments plus ou moins ritualisés, vers un point de fuite à l’horizon. On ne le voit plus […] Quand on ne partage plus l’espoir, on n’a que le ressentiment en commun [10]. » Finkielkraut : « Tout désormais nous compromet, même les caprices du ciel […] Nous ne pouvons plus nous placer comme naguère dans la perspective d’un temps prometteur, nous ne pouvons plus croire avec la même naïveté au progrès […] Et la question c’est de savoir si, précisément, nous avons encore la capacité d’enrayer les processus que nous avons déclenchés [11]. » Taguieff : « Lorsque l’affirmation du progrès s’opère sans qu’en soit définie la notion, sans être référée à des fins de l’homme […], elle revient à faire du « mouvement » ou du « changement » une idole, quelque chose comme un nouvel Absolu, un substitut de l’Etre suprême [12]. » Rien n’échappe à leur perspicacité. D’un même ton rugueux et salutaire, ils dénoncent addiction consumériste, productivisme extraverti, saccage écologique, dictature de la vitesse, désagrégation sociale, hyperindividualisme, aliénations techniques, marchandisation accélérée, déculturation généralisée, colonisation des devoirs par les droits… Au total, c’est un monde trop prompt à « répliquer à la limite par l’enjambée » qu’ils dénoncent brillamment [13]. Pour notre part, nous ne pouvons que signer.
Mais voilà : en passant de la lucidité critique vis-à-vis du présent à l’affirmation d’un horizon pour le futur (troquant de ce fait les habits du philosophe pour ceux du militant, et l’analyse pour l’action), nos intellectuels opèrent un glissement spectaculaire. C’est même une dégringolade tout schuss qu’ils nous proposent. Confrontés aux régressions qu’ils constatent, saisis d’effroi par leur ampleur et leur complexité, ils vont politiquement au plus vite, au plus simple : Finkielkraut, Taguieff, Debray et quelques autres enclenchent la marche arrière et ne trouvent rien de mieux que de plaider pour un retour à l’état ante, celui des États forts en gueule, moustache impeccable et menton volontaire.
S’il ne s’agissait que de la marque d’une nostalgie, passe encore. On ne reprochera à personne d’éprouver une langueur mélancolique envers un monde qui disparaît, l’ordre rassurant des usines et des champs, la douce berceuse d’une progression à deux chiffres du produit intérieur brut, ce monde où s’inscrivaient les engagements de jeunesse avec, gravées dans le marbre, les valeurs d’une humanité en noir et blanc, laïcs contre curés, savants contre ignorants, progressistes contre conservateurs, gauche contre droite. Cette époque est révolue. Dommage ? Peut-être, mais n’est-ce pas d’abord aux penseurs de se coltiner les aspérités du réel au lieu d’en reproduire les mythologies ?
Feu sur le quartier général communautariste
Nos nouveaux hussards préfèrent, eux, battre en retraite sur l’illusoire ligne Maginot du passé. En fait de retranchement, les défenses qu’ils croient avoir dénichées sont très équivoques. Après avoir plaidé, à juste titre, en faveur d’un retour au sens et au lien, ils présentent, en guise de ressaisissement, un modèle version IIIe République, avec dévotion nationale pour faire sens et renforcement de l’autoritarisme pour faire lien. Tout y passe : les valeurs d’identité (la fierté de l’histoire nationale telle qu’apprise sur les bancs de la communale ?), l’arrimage à l’État-nation et aux principes républicains (comme nouvelle religion civile ?), la souveraineté reconquise (celle de la Banque de France contre l’Europe ?), la réincarnation d’un État fort (avec ses armes de destruction massive ?), le rétablissement du magister (lequel, celui du mandarin, du curé, du sous-préfet, du conseiller général ?), le cocon des racines (à condition qu’elles soient catholiques et romaines ?). Ecoutons Finkielkraut : « Ce qui m’inquiète, c’est la désaffiliation nationale […] La question que je pose s’adresse à notre ultime utopie : le métissage [14] » ; Debray : « Quand il n’y a pas de frontières, il n’y a ni sacralité, ni nécessité, ni croyance partagée, ni sentiment d’appartenance. Alors, faute d’histoire commune, chacun se replie sur sa mémoire, sa micro identité sexuelle, ethnique, religieuse, régionale. Quand l’Europe aura le courage d’avoir des adversaires, elle commencera à exister [15] » ; Taguieff : « Redécouvrir l’État-nation comme instrument indispensable de résistance à l’impérialisme du marché globalisé, jouer la multiplicité des nations contre les multinationales [16] »
Conséquence logique : il faut extirper le virus qui sape l’harmonie sociale, qui dynamite l’identité collective et qui, tel une invasion de termites, fragilise la forteresse nationale. À savoir l’idéologie communautariste dont Taguieff perçoit l’avènement dans « la communautarisation croissante » des modes de vie [17] et Debray dans la juxtaposition conflictuelle de « narcissismes communautaires [18] ». Puis restaurer le cadre de référence collectif et le sentiment d’appartenance, autour du « religo » de la Nation et de « la fierté républicaine ». Au passage, nos auteurs revisitent l’histoire récente et rendent l’explosion soixante-huitarde responsable de ce « comportement général de plaignants et d’ayants-droit [19] », sans doute parce que ce printemps de révolte a imposé des droits que la République disputait chichement à celles et ceux qui en étaient privés…
Tant d’intelligence pour en arriver là ! Débusquer la source des maux de la modernité dans un incertain irrédentisme communautariste et une supposée dissolution multiculturelle ! Exhumer la clé du futur dans les frontières retrouvées de la Nation et de la vieille matrice patriotique ! Décidément, nos intellectuels ne sont braves qu’à moitié. Oubliant leur pertinence critique envers la mégamachine de la modernité dès lors qu’il s’agit d’entrer en politique concrète, ils s’empressent de recourir aux vieilles ficelles : fabriquer un bouc émissaire, selon la démarche classique des raccourcis historiques qui renvoient sur l’Autre la charge du délit. L’Autre, c’est-à-dire l’Inconnu, le Différent, autant dire l’Étranger. C’est tellement dans l’air du temps, quand il présente une gueule bronzée et des guenilles de vagabond ! On le dit avec gravité : en adoptant sans nuance une posture nationalitaire, nos intellectuels sautent à pieds joints dans la vieille figure de la Réaction et ouvrent la boîte de Pandore. On le regrette avec tristesse : ces voix passionnantes et passionnées se disqualifient.
Sans doute la crispation communautariste ou ethniciste fait-elle partie des questions qui se posent. Des signes inquiétants se manifestent dans le corps social. Qu’a contrario l’affirmation d’une citoyenneté commune soit un objectif politique, nous n’en disconviendrons pas. Que le sentiment d’appartenance à une communauté nationale, identifiée par sa langue et sa culture, constitue un échelon indispensable dans les parcours d’intégration, un des maillons du vivre ensemble, personne ne le contestera. Force est de constater que la société française, de ce point de vue, se montre particulièrement rétive, multipliant les obstacles à coups de délits de faciès, de discriminations sociales et de banlieues-ghettos, poussant ainsi les communautés immigrées à s’ossifier plutôt qu’à se projeter sur un avenir commun.
Mais faire de la tentation communautariste « la » question clé de l’époque – « L’antiracisme est le nouveau totalitarisme du siècle à venir » affirme Finkielkraut [20], plus péremptoire que jamais, tandis que son ami et complice Taguieff évoque sans ambages « la terreur judiciaire » et « la soviétisation des esprits » qu’imposent « les lobbies associatifs [21] » et qu’un de leur copain commun, Pascal Bruckner, s’emporte contre « la tyrannie de minorités totalitaires [22] », ou qu’un esprit aussi mesuré que Marcel Gaucher dénonce « l’idéologie communautaire » dans laquelle nous baignerions [23] –, c’est prendre l’effet pour la cause. Car, si la peur que suscite le grand équarrisseur du progrès conduit des groupes humains à se recroqueviller sur ce qui leur reste, c’est-à-dire sur ce qu’ils sont ou sur ce qu’on a fait d’eux, à qui la faute ? Qui déculturalise, déshumanise, désolidarise, déséquilibre, fragmente, fragilise, sinon le mouvement même du développement ? Comment prétendre que les victimes de ce phénomène en sont les responsables ?
Sous le drapeau, la peur
À vrai dire, ériger en contre feu le revival national pour contenir « l’insurrection des identités » dont Debray et les autres agitent l’ombre menaçante – « Nous voici confrontés à la planétarisation de la haine » s’exclame Finkielkraut en désignant explicitement l’Islam [24] – paraît bien paradoxal. À quoi bon en effet remplacer une identité communautaire par une autre, nationale celle-là, de même nature – en tant que système symbolique d’adhésion –, qui présente seulement pour différence d’être un peu plus puissante ? Cela revient à remplacer un clan par une tribu ou une secte par une religion. Récuser les visions ethnicistes (forcément rétrogrades) pour leur substituer une représentation nationale (forcément grandiose), qu’est-ce que cela change ? Où se situe la différence à l’échelle des enjeux globaux du monde d’aujourd’hui ? Les citoyens français, parce qu’ils sont français et héritiers d’une glorieuse histoire, se comportent-ils mieux vis-à-vis des biens communs écologiques que n’importe quelle modeste communauté africaine ou asiatique ? Les Gaulois pur jus, parce qu’ils partagent un pacte républicain, éprouvent-ils moins de malaise à vivre que les Kanaks ou les Navajos ? Le creuset national protégerait-il mieux des fanatismes identitaires que la matrice communautaire ? À la lumière de l’histoire, y compris la plus récente, du côté des Balkans, on ne prendra pas le pari.
In fine, en cherchant à ressusciter le fantôme d’une religiosité de la Nation, Taguieff, Finkielkraut et Debray militent ardemment en faveur de ce qu’ils dénoncent avec ferveur : les dérives particularistes, différencialistes et séparatistes. Nous feraient-ils croire que, par extraordinaire, le nationalisme français y échapperait sous prétexte qu’il relèverait d’une mieux-disante exception culturelle ?
Car, les ponts-levis ayant été remontés autour de l’excellence du petit îlot gaulois, une fois retricotées les mailles de l’entre soi – « Cette quête du semblable où se perd le sens du monde » selon l’expression d’Edwy Plenel [25], un des irréductibles adversaires des nouveaux hussards –, qu’adviendra-t-il ? Le climat s’interrompra-t-il de basculer, les mégalopoles de s’étendre, les déserts d’avancer, la misère de gagner ? La pluie s’acharnera-t-elle à refuser de tomber là où elle manque le plus, les ours et les tigres ne seront-ils plus menacés de disparaître, le pétrole rejaillira-t-il ? Les consommateurs renonceront-ils à s’étourdir dans le turnover des linéaires ? Les bricoleurs de la génétique retrouveront-ils la raison ? On le voit bien : aucun des grands enjeux du monde contemporain n’est susceptible de trouver un début de réponse dans la posture de reconquête d’un espace national économique, social et culturel, aussi vaillant soit-il. Peine perdue : la troupe des gueux ethniques et communautaires, dont nos hussards craignent tant un débarquement massif, continuera de rejoindre les lampions de la fête occidentale parce que, chez eux, le champ, la prairie, la forêt ou la barque ne nourrissent plus. Se barricader n’y changera rien. La réhabilitation des frontières nationales n’y fera pas obstacle. C’est la terre, l’herbe, les arbres et les eaux qu’il faut reféconder, là-bas. Et, de ce point de vue, Debray, Finkielkraut, Taguieff et consorts n’ont pas grand-chose à nous dire.
Sont-ils toujours de gauche, comme ils s’en réclament encore, ou passés à droite, à côté de Sarkozy, comme on les en suspecte à gauche ? Peu importe l’anecdotique des postures. Ils sont tombés dans le camp de la peur. Face à l’ère du vide que révèle le trop plein de nos productions et de nos consommations, la dérive de ces intellectuels, dont on attendait autre chose qu’une Marseillaise de 14 juillet, se présente comme un puissant révélateur d’une époque travaillée en profondeur par la tentation réactionnaire. « Insensiblement, notait il y a quelques mois un journaliste du Monde, un nombre croissant d’intellectuels rejoignent les irréductibles de toujours, les réactionnaires historiques, chantres de la douceur des lampes à huile et de la splendeur de la marine à voile [26]. » L’image est sympathique, mais elle s’avère trompeuse. La tentation réactionnaire – que nous ne confondrons pas avec les attitudes conservatrices qui parfois s’imposent vis-à-vis de l’acharnement destructeur de la modernité – est d’une tout autre nature que les tendres nostalgies passéistes que chacun d’entre nous entretient. Derrière le discours impavide de référence à un monde disparu se cache le refus d’affronter les problèmes à l’échelle où ils se posent, c’est-à-dire planétaire. Sous prétexte de délimiter des périmètres, c’est celui de la peur qu’on installe. Peur des autres, peur du monde, peur des (r) évolutions nécessaires. La Réaction incarne le triomphe de la peur, conseillère attitrée des mauvais jours.
Parce qu’elle est fondée sur cette peur, la stratégie du repli national aboutit à une impasse lourde de menaces. C’est en son nom qu’il faut s’armer, exclure, épurer, pour préserver ses frontières, ses racines, son identité. Alain Finkielkraut, d’ailleurs, n’hésita pas, dans les années quatre-vingt-dix, à prendre fait et cause pour les Croates contre les Serbes et les Bosniaques. Pourquoi ? Parce que les premiers étaient catholiques, donc proches de l’identité européenne, et les autres orthodoxes ou musulmans, autrement dit étrangers. Le réflexe ethnique, communautaire ou religieux joue à plein dans le champ national. Il s’en nourrit et s’y enivre. On choisit son camp, celui des siens et de ses semblables, et l’on fourbit les fusils contre les autres plutôt que d’affronter les complexités et les dissemblances d’un monde commun.
Les objecteurs de croissance interpellés
Les partisans et les opérateurs de la décroissance n’échapperont pas au devoir de clarification que la menace de dérive réactionnaire impose. Certaines thématiques politiques, si elles ne sont pas précisées, sont en effet susceptibles de donner du grain à moudre au grand mouvement de repli, certaines pratiques pouvant nourrir involontairement ou aveuglément la tendance à l’enfermement identitaire. Où passe par exemple la frontière entre le réenracinement, chère aux réactionnaires, et la relocalisation, propre aux décroissants ? Elle existe : le réenracinement renvoie à une problématique de naissance, de sang ou d’appartenance communautaire, alors que la relocalisation n’établit aucun lien avec les origines ; elle concerne les activités de la vie en fonction des lieux d’habitation et de travail. Territoire d’existence contre terroir de racine, la différence n’est pas mince. Elle n’est pas toujours nette dans les proclamations. L’excellente proclamation « Vivre et travailler au pays » doit, à notre avis, s’accompagner du codicille « au pays choisi ».
Sommes-nous sûrs que l’attachement légitime à un lieu, à une culture, à des valeurs ne contient pas en germe un embrigadement nationaliste quand il s’agira de défendre ces précieux biens contre les intrus ou de les partager avec les autres ? Entre le sentiment de familiarité d’une proximité communautaire et l’extase patriotique, la ligne de crête, là encore, existe mais elle peut s’avérer bien mince en cas de conflit pour la répartition des richesses. Le discours sur la relocalisation des activités (et des pratiques démocratiques) contre la mondialisation des échanges (et des décisions autocratiques) auquel, faut-il le préciser, nous adhérons pleinement, prête parfois le flanc au détournement quand, en pratique, il vire à une sorte d’hédonisme régionaliste – « Mon petit coin de paradis d’abord ! » – ou quand il s’érige en modèle élitiste – « Les autres sont des crétins infréquentables, ils n’ont pas compris qu’ils pouvaient vivre comme moi en s’appliquant immédiatement la simplicité volontaire ! ».
Au rythme actuel d’épuisement des ressources et de destruction du monde, la tentation d’une nouvelle forme d’apartheid économique et social existe, et elle pourrait s’amplifier. C’est même l’issue logique du repli réactionnaire. Elle peut prendre appui sur un réflexe protectionniste d’enfermement sur son lopin de territoire pour y construire à l’écart sa petite contre société et y préserver ses richesses, dans l’entre soi rassurant du noyau domestique ou clanique. Cela commence par le village et cela peut se terminer par une intransigeance identitaire partagée avec tous ceux qui sont « d’ici », autrement dit de France, d’Europe et d’Occident.
À l’extrême droite, les Identitaires et la Nouvelle Droite ne s’y trompent pas d’ailleurs quand ils en appellent, à leur façon, à la décroissance [27]. C’est qu’elle leur paraît pouvoir aller dans le sens de leur anti- universalisme de principe et de leur plaidoyer inégalitaire. On le voit bien : le souci du local, s’il n’est pas porté par une sollicitude envers le monde et « sa réciprocité d’êtres différents » (Hannah Arendt), peut s’égarer et se dénaturer dans une juxtaposition de Nimby dont le nationalisme fera ses choux gras et la Réaction sa base populaire.
Au final, on s’aperçoit que partager des critiques voisines envers le progrès et la société de croissance ne suffit pas. Encore faut-il ne pas se tromper sur le sens à donner au changement et à la société de décroissance. À notre avis, une des principales lignes rouges est tracée par le nationalisme, ce communautarisme un peu plus gros que les autres. Au refus du monde commun qui le caractérise, il s’agit d’opposer une mosaïque et une polyphonie d’altérités recomposant un universalisme que nous nommerons pluriversalisme ou diversalité. Autrement dit, un universalisme bien différent de l’uniformité marchande et destructrice qui s’est emparée de lui sous la férule de la mondialisation de l’idéologie de croissance, mais un universalisme qui ne rend pas les armes devant l’appel à la communauté de destin qui réunit tous les êtres vivants de cette planète.
[1] Régis Debray, Suppliques aux nouveaux progressistes du XXIe siècle, Gallimard, Paris, 2006. Alain Finkielkraut, Nous autres modernes, Ellipses, Paris, 2005. Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme, Mille et Une Nuits, Paris, 2002.
[2] Le Nouvel Observateur du 1er décembre 2005. Le Point du 28 novembre 2005.
[3] Régis Debray, Supplique aux nouveaux progressistes du XXIe siècle, op. cit.
[4] Pierre-André Taguieff, Le Sens du progrès, Flammarion, Paris, 2005.
[5] Le Figaro, entretien du 19 septembre 2005.
[6] Jean-Claude Michéa, Orwell éducateur, Climats, Castelnau Le Lez, 2003.
[7] Christopher Lasch, Le Seul et Vrai Paradis, Climats, Castelnau Le Lez, 2002.
[8] Eugen Drewermann, Le Progrès meurtrier, Stock, Paris, 1993.
[9] Sait-on par exemple que, d’après la Banque mondiale, le PIB africain a encore
augmenté de plus de 5 % en 2005, après avoir progressé dans les mêmes proportions ces dernières années ? Un taux de croissance dont rêvent les pays industrialisés mais qui ne change rien à l’appauvrissement généralisé du continent et de ses
populations.
[10] Le Nouvel Observateur, entretien du 15 décembre 2005.
[11] Le Figaro, entretien du 19 septembre 2005.
[12] Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme, op. cit.
[13] La formule est de Victor Hugo.
[14] Le Monde, entretien du 27 novembre 2005.
[15] Le Nouvel Observateur, entretien du 15 décembre 2005.
[16] Pierre-André Taguieff, Résister au bougisme, op. cit.
[17] Libération du 28 décembre 2005.
[18] Le Nouvel Observateur, entretien du 15 décembre 2005.
[19] Le Monde, entretien du 27 novembre 2005., entretien du 27 novembre 2005.
[20] Déclaration après la conférence internationale de Durban.
[21] Libération du 28 décembre 2005.
[22] Le Nouvel Observateur, 1er décembre 2005.
[23] Libération, entretien du 25 février 2006.
[24] Libération du 9 février 2006.
[25] Edwy Plenel, Procès, Stock, Paris, 2005.
[26] Emmanuel de Roux, Le Monde du 6 décembre 2005.
[27] « Le salut par la décroissance ? », in Éléments n° 119.