Notes de lecture
La Décroissance heureuse
samedi 27 février 2016, par
Maurizio Pallante est l’un des principaux propagandistes de la décroissance en Italie. Après s’être consacré pendant de longues années à la critique de l’incroyable gaspillage d’énergie et être devenu un véritable expert en matière de réduction de consommation et d’énergies alternatives, il s’est lancé dans une croisade pour la décroissance heureuse. Le petit livre dont nous rendons compte rassemble 11 essais abordant des aspects assez divers de l’énergie à l’État social en passant par les pays pauvres, alertes, didactiques et d’une lecture facile. L’ensemble constitue un pladoyer vigoureux, averti et intelligent pour la « démarchandisation ». Il s’agit de se procurer les mêmes satisfactions mais sans recourir au système marchand. L’impact en sera un recul du PIB et donc de l’empreinte écologique pour le plus grand bonheur de tous (sauf peut-être des marchands…). Il existe, en effet, deux voies pour la décroissance personnelle : consommer moins, c’est la sobriété, ou bien auto-produire et échanger selon la logique du don. Seul celui qui ne sait rien faire est condamné à devenir un consommateur acharné et cette incapacité est un appauvrissement culturel. Dans le choix de la sobriété, on pense sauver la planète en allant vivre à la campagne pour manger « bio », mais on multiplie les parcours en voiture pour aller en ville avec toutes sortes de bons motifs [1]. Michel Bernard avait évoqué ainsi le calvaire du « décroissant » consciencieux qui veut vraiment réduire globalement l’empreinte écologique [2]. Les éléments d’une économie complexe comme la nôtre étant interdépendants, producteurs, consommateurs, argent, marchandises, environnement interagissent. Ce que nous épargnons d’un côté crée un appel d’air pour plus de dépenses. Confronté à des objections du type de celles de Michel Bernard dans sa croisade pour une décroissance heureuse, Maurizio Pallante a tendance à voir dans l’auto production la solution du problème. Le remplacement d’une marchandise par un bien non marchand diminue non seulement le produit intérieur brut de la valeur de cette marchandise mais aussi de tous les intrants associés en cascade (emballages, transports, déchets…). Dans la mesure du possible, en revenir à l’autoproduction serait donc souhaitable. En fabriquant son petit yogourt soi-même, comme il le préconise, on supprime les emballages plastiques et cartons, les agents conservateurs, le transport (donc économie de pétrole, de CO2 et de déchets) et l’on gagne des bactéries précieuses pour la santé. Et bien sûr, on fait diminuer considérablement le PIB, les impôts (TVA, taxes sur les carburants), ce qui a toutes sortes d’effets récessifs en cascades sur les institutions, comme sur la demande (moins de plastique, donc moins de pétrole, donc moins de taxes, effets positifs sur la santé, donc moins de médicaments, de médecins, moins de transports routiers, donc moins d’accidents, donc moins de médecine, etc.) La même analyse peut être faite avec l’abandon de l’eau en bouteilles plastiques venues d’ailleurs et au retour à l’eau du robinet provenant d’une nappe phréatique de proximité assainie. Cela est vrai aussi pour les services. « Le soin de ses propres enfants ou l’assistance aux vieux faits avec amour, remarque Pallante, sont qualitativement supérieurs à tout ce que peut faire une personne salariée, mais cette activité faite contre paiement fait croître le PIB, l’autre, offerte par amour, non [3]. » On a là une spirale vertueuse de décroissance. Toutefois, cela seul ne suffit pas. Si cette substitution entraîne une épargne monétaire, à moins de stériliser bêtement celle-ci, la dépense fera croître le PIB dans des proportions égales à la baisse. L’unique possibilité pour éviter cet effet-rebond est de réduire son travail rémunéré pour se consacrer à d’autres activités gratifiantes [4]. Réduire sa consommation pour travailler moins et consacrer plus de temps aux exigences spirituelles, aux relations humaines, familiales, sociales, érotiques, culturelles, religieuses. Voire à regarder les nuages, « les merveilleux nuages » comme « l’étranger » de Baudelaire [5]. Il existe sans doute d’autres moyens concrets de restreindre la dépendance de la logique globale. Une politique de décroissance se devrait de mener des recherches pour les trouver et les promouvoir.
Il s’agit donc de réduire la surconsommation, bien sûr, mais plus encore la prédation et le gaspillage. Plutôt que de fermer les usines automobiles et mettre les ouvriers au chômage, il vaudrait mieux songer à les reconvertir dans la fabrication de cogénérateurs domestiques (dont la technologie est proche) pour mettre en œuvre le scénario Négawatt de division par quatre de nos consommations d’énergie. Là on retrouve l’expert imbattable sur son terrain. Seul un tiers du pétrole qui entre dans les centrales thermoélectriques devient de l’électricité. Deux tiers se perdent dans l’environnement sous forme de chaleur inutilisée. Seulement les entreprises qui produisent, distribuent et vendent l’énergie n’ont aucun intérêt à un accroissement de l’efficience dans l’utilisation et à une réduction du gaspillage puisque cela signifierait une baisse de la demande et donc de leurs profits. Les énergies renouvelables, en revanche, comme le solaire ou les éoliennes sont adaptées à des implantations et des usages locaux. On évite les déperditions dues au transport et la soustraction du sol aux usages agricoles. La relocalisation complète ainsi la fresque.
Échappe-t-on pour autant à tout effet rebond ? probablement pas, car l’eau économisée, l’air non pollué, le pétrole ou l’énergie non consommés, etc. sont théoriquement disponibles pour les « salopards » qui fonctionnent toujours dans l’imaginaire de la croissance et qui veulent produire toujours plus pour encaisser plus de profits et nous poussent à consommer toujours plus et mal. Tant qu’on ne mettra pas un fond au tonneau des Danaïdes du consumérisme, il sera impossible d’affirmer que le plein est fait… C’est sans doute du côté de la réponse à l’effet systémique de la croissance dans les rapports de production que la critique de notre ami trouve ses limites.
Serge LATOUCHE
Pallante Maurizio, La Décroissance heureuse. La qualité de la vie ne dépend pas du PIB (La Decrescita Felice. La qualità della vita non dipende dal PIL). Editori Riuniti, Roma 2005.
[1] Le sympathique guide du « downshifting » à usage des bobos de Christilla Pellé-
Douël « Voulez-vous changer de vie ? » (Le cherche midi, 2005) en fournit quelques exemples.
[2] « sortir des pièges de l’effet rebond », Silence, N° 322 avril 2005.
[3] p. 24.
[4] 4Pallante, La décrescita felice, op. cit, p. 88.
[5] Charles Baudelaire. Petits poèmes en prose, Le Spleen de Paris. Cité par
Pallante, op. cit. p. 88.